mercredi 28 septembre 2011

40- malédiction

J'avais sonné, j'attendais qu'on vienne m'ouvrir, mais rien ne se passait. Le 19 rue Berggasse semblait retenir sa respiration. On aurait dit que cette demeure des Freud cherchait à disparaître:  d'épais rideaux bloquaient toutes les fenêtres. La façade était noire. Sur la rue, les rares passants accéléraient le pas comme pour éviter toute possibilité d'un échange, d'une salutation.

Je percevais que les Freud étaient maudits, comme tous les juifs de Vienne. La malédiction leur était tombée dessus quand les chars allemands avaient envahi l'Autriche.

J'ai sonné de nouveau: cette fois la porte s'est ouverte rapidement, on m'a presque tiré à l'intérieur, pour refermer aussitôt. J'ai eu cette impression de pénétrer dans une gare: le long des corridors s'entassaient des coffres et des valises. On m'a guidé vers le fumoir où m'a rejoint le Dr Freud.
"Vous me reconnaissez, docteur?"

Une immense lassitude pesait sur lui. "Oui, l'ami de Socrate, je me souviens, c'était il y a bien longtemps..." Il s'est ensuite occupé à allumer un de ses cigares, en y mettant tout le temps. Je regardais tout autour: les étagères étaient vidées de leur contenu. Freud avait suivi mon regard:  "Oui, ma collection d'antiquités est déjà emballée. Nous faisons nos valises, nous déguerpissons dans trois jours, sur l'Orient-Express. Direction Paris, puis Londres. "

Freud avait besoin de s'épancher, de laisser sortir un peu de vapeur:  "Depuis deux mois, depuis cette annexion forcée à l'Allemagne nazie, ils inventent chaque jour un nouveau tourment pour les juifs. On commence par interdire les théâtres, les musées. Puis les restaurants, les cafés. Interdit aux juifs, ce commerce, puis cet autre commerce.  Ce banc de parc, réservé aux non-juifs. Puis interdiction aux juifs de marcher dans ce parc public.

"Interdiction aux médecins juifs de pratiquer dans les hôpitaux, dans les cliniques. Interdiction aux avocats juifs de pratiquer. L'enseignement, interdit aux juifs.  Les ateliers doivent licencier leurs ouvriers juifs.  La fonction publique, les bureaux:  mise à la porte des employés juifs.

"Et quand la fantaisie leur prend, ils vous humilient sur la rue:  à genoux, les juifs, avec une brosse et une chaudière d'eau savonneuse, à frotter les trottoirs, sous les sarcasmes de la foule qui se bidonne.  Quel idiot j'ai été!"
Freud tirait sur son cigare.


1 commentaire:

Michel à Isabelle a dit…

L'extrémisme n'est pas l'apanage exclusif des Talibans!