lundi 31 octobre 2011

Une journée d'engrangée

De bien belles choses m'ont frôlé, aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi j'utilise ce mot de frôlement, mais c'est bien ce mot qui vient au cerveau. Pas de blâme à utiliser le frôlage comme expression.

Cet avant-midi, dans la salle d'attente au cegep Garneau (il y avait clinique de vaccination contre la grippe, donc une salle d'attente), j'ai rencontré mon ami Normand et son épouse:  du vrai plaisir, à échanger un peu. Normand a beaucoup participé à la croissance du quartier Petit Champlain.

En après-midi, il y a eu cette parade des enfants, pour l'halloween. Ils étaient près d'une trentaine. Ajoutez les parents. Ajoutez les musiciens. Ajoutez Danny, qui avait construit une magnifique charette, avec des bancs, pour promener les enfants dans les rues. Ajoutez les voisins qui ouvrent leur porte et comblent de bonbons toute cette ripaille d'enfants costumés, tellement beaux.

Puis Paule et moi on a eu ce plaisir d'entendre les musiciens, Isabelle et Michel, parler du cinéma muet. Les films de Loyd, aussi surprenants que ceux de Chaplin ou de Buster Keaton.

Ensuite, cette soirée chez notre voisine sorcière, Danielle: une rencontre incroyable entre voisins, dans un décor qui ne se peut pas. Nous devenons une sorte de famille.

Cette journée, c'est comme marcher dans un verger, quand les pommiers sont en fleurs:  on est frôlé par des parfums subtils. On sait qu'on n'habitera pas dans ce verger, mais il existe, et c'est bon de le fréquenter dans un court moment d'existence.

Il y avait un coucher de soleil tout orange, au bout de la rue Laflamme (sans jeu de mots), au moment où se terminait la parade des enfants... La beauté nous frôle.

Héraclite disait que notre cerveau construit toujours une histoire pour rendre disable ce qui arrive. Le coucher de soleil est cette histoire: chaque rencontre de la journée, chaque épisode de cette parade d'halloween, chaque musique, et mon chien Charlot très excité, tout devient orangé, en coucher de soleil, au bout de la rue Laflamme.



samedi 29 octobre 2011

On. Off. Faisable. Pas faisable.

Je lis cette biographie de Steve Jobs, celle qui vient de sortir en librairie, écrite par Isaacson. Ça fond dans la bouche comme du pain chaud. J'alterne cette lecture avec celle de l'étude sur Xénophon, par Robin Waterfield. Si vous juxtaposez deux objets disparates, vous voyez mieux chacun d'eux: notre cerveau ne peut s'empêcher de trouver des liens. Mais je dois d'abord terminer ces deux lectures avant de les faire se regarder.

Dans les premiers chapitres de la biographie de Jobs, on raconte un moment décisif. C'était durant les trois premières années d'école, au primaire. (je traduis librement le texte anglais)  Jobs:
"J'ai rencontré une autorité, une autre sorte d'autorité, différente de celle que je connaissais. Je n'ai pas aimé cela. Ils ont failli m'avoir. Ils ont été tout près, réellement, de me faire perdre toute curiosité".
Ma traduction affaiblit le vrai texte, que voici: "They came close to really beating any curiosity out of me." "They really almost got me". Un peu plus et ça y était: la flamme aurait été éteinte.

Cette semaine mon ami Edmond m'a affirmé qu'on devrait donner les meilleurs salaires aux enseignants du primaire, plutôt qu'aux prof. d'université. Parce qu'il n'y a pas de chance à prendre, c'est à ce moment-là que l'enfant va devenir Oliver Sachs ou Steve Jobs ou Einstein ou Marie Curie. À condition de ne pas mettre l'éteignoir sur cette petite flamme qui vient de s'allumer. Cet éteignoir qui passe pour l'instruction. La flamme de la curiosité est fragile, facilement éteinte par ceux qui prétendent instruire.

Comme si on mettait "la switch"  à On ou à Off.
On: "oui, c'est faisable, regarde on va avoir du plaisir à le faire, prends ton bout on va le faire ensemble. Tu vas aimer ça"  "Bravo, tu l'as eu!"
Off: avec ou sans un mot. Le message ne passe pas. on n'a pas le temps de s'occuper de ça, on a autre chose à faire. "As-tu appris ta leçon? Récite-là, pour voir".

Dans cette biographie de Steve Jobs, le miracle, quelques paragraphes plus loin. Une enseignante regarde son nouvel élève, un petit rebelle, Steve. Elle l'aime. Elle met le paquet pour attiser sa curiosité, encourager sa confiance. Son nom mérite d'être écrit et lu: Imogène Hill. Vous lirez certainement toute l'histoire...


vendredi 28 octobre 2011

Le beau -2 (pure laine québecois)

Du temps de notre bonne éducation morale, dans ce temps d'enfance d'autrefois, on associait les mots "beau" et "belle" à autre chose qu'à la beauté. Pas exactement le vocabulaire de Socrate.

1- J'avais beau, elle a beau, on aura beau:

"J'avais beau chaque fois me dire que j'y remettrais plus les pieds, la fois suivante j'y allais encore".
"Elle a beau critiquer tout le monde, a devrait commencer par se regarder un peu".
"On aura  beau essayer de se rattraper, quand c'est mal parti, c'est mal parti, ya pas moyen de moyenner".

2-Y avait ben en belle, a l'avait ben en belle:

"Y aurait dû se la fermer, y avait ben en belle, y se l'est attiré, ça lui apprendra la prochaine fois".
"A l'avait ben en belle de pas se mêler de ce qui la regarde pas"
"A l'avait juste à y penser avant. Maintenant a paye pour".

3- T'as ben beau.  A l'a ben beau:

"T'as ben beau, fais-le si tu y tiens tant que ça, tu vas voir"
"A l'a ben beau, on sait ben, a l'a pas d'effort à faire, elle".

Oui, c'était une époque de gentillesse, de raffinement. On a beau dire, on vient de loin.


jeudi 27 octobre 2011

Le beau, selon Socrate

L'homme est... un animal prétentieux. Notre opinion, sur le rang que nous occupons dans la création, s'apparente à du snobisme: nous sommes "de la haute".  Cette façon de nous surestimer nous vient de loin. Les philosophies et religions anciennes mettaient l'humanité "à part": nous avions une âme immortelle, qui habitait momentanément un corps assez méprisable, tant qu'il ne serait pas "transfiguré".

Dans le dialogue nommé "Hippias majeur", Platon fait discuter Socrate avec un connaisseur. Ils cherchent à définir la beauté, le beau. Évidemment seuls les hommes peuvent se targuer de pouvoir en parler, de cette beauté. On le sait, les pauvres chiens se contentent de manger, de dormir, de copuler, incapables d'analyses subtiles sur les critères qui permettent de juger qu'une oeuvre est belle.

Krishnamurti dirait: parler de la beauté n'est pas s'approcher de la beauté. Il pourrait même, sans trop exagérer, aller jusqu'à dire que ça éloigne de la beauté. Le silence et la beauté vont ensemble. Il faut faire silence pour entendre la beauté d'une musique.

Les animaux s'occupent beaucoup de choses belles. Il se pourrait qu'ils s'en occupent plus que nous, qui en discutons. Pour les Grecs qui ont forgé notre pensée, la beauté (kalôn) n'excluait pas l'adresse, la capacité de réussir un ouvrage. Les humains, nous n'avons pas l'exclusivité dans cette production d'oeuvres admirables, étonnantes.

C'est trop facile de dire: les animaux n'y sont pour rien, quand ils construisent de façon géniale, quand ils inventent leurs stratégies de survie. Comme s'ils étaient des robots perfectionnés, manipulés par des instincts qui ne sont pas eux-mêmes. Cette façon que nous avons de les voir, elle est aussi injuste que si nous disions que Mozart n'est pas l'auteur de sa musique, qu'il est habité par un don qui n'est pas lui-même.

L'étonnant, c'est que l'univers soit tout en beauté. Même les humains y sont sensibles, sans doute un peu moins que les animaux non-humains.


mercredi 26 octobre 2011

Halloween -2

Il était temps que je me grouille: les enfants du coin s'inquiétaient, vu que je n'avais pas encore distribué, à chaque porte du voisinage, l'invitation à la fête de l'halloween... Enfin c'est fait!  Les enfants respirent mieux, et leurs mères aussi. Il paraît que les déguisements sont déjà quasi prêts...

Nous somme trois "organisateurs" pour cette fête d'enfants. En fait, rien n'est plus facile, vu que ce sont les enfants qui sont les magiciens.  Comme adultes, on n'a qu'à les recevoir, avec notre provision de bonbons. Au fond, on est des profiteurs, on se laisse porter par leur fête.

Michel et Isabelle viendront, comme l'an passé, avec les instruments de musique. Tout ça donne une allure de fanfare.  Nous aurons aussi une charette tirée par un tracteur, une sorte de char allégorique... On a aussi un chant qui parle de sorcière qui mange des squelettes à la sauce vinaigrette, avec son chat noir à tous les soirs.

Ça y est, c'est à mon tour d'attraper la fièvre, d'avoir hâte à dimanche!


mardi 25 octobre 2011

Halloween 1

C'est pas rien, l'halloween.  Je vais dire une énormité:  ça peut prendre une vie pour apprendre à vivre une soirée d'halloween.  Les sages de l'Asie vous diront que plusieurs vies sont nécessaires.  Faut pas trop s'y fier, à ces vies promises qui permettraient de peaufiner ce qu'on néglige maintenant.

J'ai improvisé un début d'enquête sur nos expériences d'halloween: est-ce que ça existait, du temps de notre enfance?  Un maigre début d'enquête, mais quand même. Mon ami Albert a grandi à St-Denis sur Richelieu, patrie des patriotes.  L'halloween n'y existait pas.  Il fallait attendre au mardi gras (la veille du Mercredi des Cendres) pour se déguiser et "courir le mardi gras".  Et puis il y avait la mi-carême. Faut dire que St-Denis sur Richelieu, c'est quasi un territoire acadien, une enclave où les déportés, des rebelles dans l'âme, sont venus s'installer après le vol de leur territoire. L'Acadie des origines se passait de l'halloween?

Albert méprise l'halloween (mais avec humour). C'est une fête inventée par les Américains!  une fête commerciale!  Mais Noël aussi c'est pas mal commercial, et pas grand chose ne l'est pas. J'ai du respect pour le commerce, sachez-le!  Bon. Tout est dans la façon de le faire, ce commerce. Tout est dans la façon de vivre une vie. Bref, pas de blâme pour Albert, il aime la discussion, ça prend des "contraireux" qu'il dit.

Ma soeur et son conjoint vivent à Ottawa. Ils ne veulent plus fêter l'halloween. Pas de blâme. Moi-aussi j'avais cessé de la fêter, quand le coin s'est dégarni d'enfants. J'ai donc continué l'enquête sur l'halloween dans l'enfance d'autrefois. À Brownsburg ça existait, "la soirée des tours". Sans le nom d'halloween. À St-Jérôme dans les Laurentides, ça existait aussi:  les fantômes se promenaient, habillés dans des draps, et masqués. Il s'agissait pour eux de faire peur... et j'avais peur!

Pour les enfants, pas d'ambivalence, l'halloween est extraordinaire. Ils deviennent pirates, se lancent à l'abordage des rues avoisinantes, et réclament leur butin, pour remplir leurs coffres aux trésors.

L'halloween est un bon thermomètre, il indique si la fièvre est toujours là, ou bien si la fièvre tombe. (Soyez fous, disait Steve Jobs).  Quand je me retire de l'halloween, c'est mauvais signe, la vie se retire, je refroidis. L'exercice physique, une bonne alimentation, c'est pas bête vu que c'est très raisonnable. Le très raisonnable sans la folie, ça trahit les enfants. Les cimetières de l'halloween sont de santé!


dimanche 23 octobre 2011

allocution Steve Jobs -suite 7 (finale)

"Soyez insatiables. Soyez fous."  Steve Jobs termine son allocution aux jeunes diplômés avec le message d'adieu des éditeurs du Whole Earth Catalogue des années 70.  Il m'est facile d'entendre ce message qui convient bien, vu qu'il est adressé à des jeunes qui vont se lancer dans la vraie vie:  "Allez-y, vous avez droit aux grands rêves, ne vous gênez pas, ce n'est pas pour vous le moment d'être d'abord raisonnables".  Ça m'est facile de trouver ce message sympathique et de tourner la page. Ainsi je me prive de l'entendre.

Je ne sais pas si c'est sagesse ou folie, mais je retourne à Socrate. Si seulement je le connaissais, par une étude suffisante des dialogues de Platon et des écrits de Xénophon, peut-être que je pourrais faire un parallèle entre Socrate et Steve Jobs, dans ce "Soyez insatiables, soyez fous". Je n'ai pas cette connaissance. Par contre, je peux partir de mon ignorance, quitte à terminer aussi avec cette ignorance: c'est une façon qui ne contredit pas Socrate.

Etre insatiable: ne pas seulement y goûter, mais plonger dans la potion magique comme Obélix! En avoir une passion. Pour ceux qui ne vivent pas cette passion, ça passera pour "trop".  Mes professeurs dévoués d'autrefois enseignaient la philosophie de saint Thomas d'Aquin. Ils répétaient: la vertu se tient au milieu, entre deux excès. Il était question d'équilibre, de mesure. L'éloge de la folie n'était pas au programme de la philosophie thomiste.

Ils allaient plus loin que cet encouragement à la vertu raisonnable, car ils étaient religieux. Ces maîtres de vie nous apprenaient d'abord à renoncer à la vie. La sagesse proposée était celle d'enfants sages, disciplinés, qui "écoutent ce qu'on vous a dit", qui obéissent sans poser de questions. Cultiver les passions n'était pas dans le paysage, l'esprit étant en lutte contre le corps. Le chemin proposé était celui du renoncement. Les héros de l'époque: ceux qui se sacrifiaient, qui renonçaient à goûter, à jouir. On célébrait Thérèse de l'Enfant-Jésus qui se privait de couvertures de laine pour bien grelotter dans son lit, jusqu'à mourir de tuberculose, pour ensuite laisser tomber sur la terre une pluie de roses. Socrate, absent.

La mort était très présente dans tous ces examens de conscience, toutes ces prières du matin et du soir.  Comme ces ermites qui posaient un crâne sur leur table de travail. Renoncer à cette vie brève, présentée comme un test avant l'examen d'entrée au paradis, l'au-delà, cette vie éternelle. C'était aussi sous le signe d'une belle folie, d'une générosité, d'un don de soi, à l'exemple de la victime crucifiée. Donner sa vie, plutôt que se passionner de vivre.

En ce sens, le message d'adieu de Steve Jobs, "Soyez insatiables, soyez fous" vient jeter par terre le judéo-chrétien. Au Québec toute l'éducation était prise en charge par l'Eglise catholique. Le bilan n'a pas été fait, les conséquences n'ont pas été regardées. On prête attention à un problème périphérique, celui de la pédophilie de quelques individus, mais cela distrait d'un problème beaucoup plus profond, celui du détournement d'un fleuve de vie. Tout le pays a été asséché. Mozart assassiné.



samedi 22 octobre 2011

allocution Steve Jobs -suite 6

Steve Jobs en arrive à la troisième expérience qu'il veut partager à ses jeunes amis, les diplômés de Stanford, 2005. Les deux premières expériences racontées étaient inhabituelles: celle d'avoir choisi d'abandonner les études universitaires, puis celle d'avoir été jeté dehors de sa propre compagnie.  Si les jeunes gradués s'attendaient à de flatteuses félicitations, ils reçoivent autre chose: ils ne se font pas materner, quand Steve Jobs leur livre un message.  Quelle est cette troisième expérience?

C'est celle de sa mort. Ici, on retrouve notre ami Socrate, dans les derniers jours de sa vie, dans sa prison d'Athènes. La mort de Steve Jobs, qui lui a été annoncée. Il se l'annonçait à lui-même depuis 37 ans.

" Avoir en tête que je peux mourir bientôt, c'est ce que j'ai découvert de plus efficace pour m'aider à prendre des décisions importantes"...  On est loin des recettes faciles de la pensée positive.

U Tube nous montre les images filmées pendant cette allocution aux jeunes diplômés. On voit une toute jeune fille qui vérifie si son curieux chapeau (je n'en sais pas le nom) est toujours bien de niveau sur sa tête. Justement Steve Jobs parle du miroir. Chaque matin il s'est regardé dans le miroir, mais pas pour ajuster sa cravate. Il se regarde comme on regarde l'ami gravement malade, sachant que ça peut très bien être la dernière rencontre. Il a été cet ami à qui on a annoncé un cancer incurable.

" Presque tout s'efface"  devant cette mort regardée. Ce qu'on souhaitait qui nous arrive, "nos vanités et nos fiertés".  Ce qu'on craignait qui nous arrive, "nos peurs de l'échec".  Tout s'efface, " ne laissant que l'essentiel".  " Se souvenir que la mort viendra un jour est la meilleure façon d'éviter le piège qui consiste à croire que l'on a quelque chose à perdre. On est déjà nu" Il décape à l'acide murique, Steve Jobs.

Quand il a accepté de faire cette allocution, il a eu à choisir ce dont il allait parler. Il a privilégié le récit de trois deuils difficiles à avouer. Celui de l'abandon des cours à l'université, tournant le dos à un rêve qui n'était pas le sien mais celui de sa mère biologique. Puis le deuil d'Apple, quand on l'a jeté dehors. Enfin, le deuil inévitable, celui de sa mort certifiée.  Pour faire ce choix de raconter les trois deuils, il lui a fallu suivre une intuition, suivre la voix de son coeur.

Socrate appelait ça "écouter la voix de son daemon intérieur". Pour Socrate, l'intuition n'était pas un truc, une technique: c'était de l'ordre du sacré. Écouter cette petite voix, comme si le message lui venait d'un dieu intérieur qui connait la bonne décision à prendre.

Dans cette allocution, Steve Jobs va à l'essentiel. Il a fait le deuil des attentes et des peurs.



vendredi 21 octobre 2011

Allocution Steve Jobs -suite 5

Steve Jobs vient de révéler aux jeunes diplômés la meilleure décision de sa vie: celle d'abandonner l'université, d'être un drop-out. Il récidive dans sa deuxième révélation, celle que les professeurs ne conseilleront pas de mettre dans un cv. L'histoire d'un écrasement, d'une faillite, d'un crash:  Steve Jobs raconte comment il s'est fait virer de sa propre compagnie, comment Apple l'a mis à la porte.

"J'étais en miettes.  Pendant plusieurs mois.  Je ne savais plus vers quoi me tourner. J'avais l'impression d'avoir trahi... Je pensais à quitter ce coin de pays (la Silicon Valley), à fuir "  Steve Jobs n'aime pas les couleurs pastels à l'eau de rose, les mièvreries. De nouveau il déstabilise son jeune public, et sans doute la cohorte de dignes professeurs qui écoutent son allocution non conventionnelle.  C'est tout le contraire des carrières des fonctionnaires, où les échelons se grimpent lentement, à force de silences, de compromis, de frustrations.  L'effondrement.

" J'ai alors décidé de repartir à zéro ".  Cette décision ne vient pas d'un acte de volonté: elle est une surprise pour Steve Jobs. La surprise de voir qu'il aime son travail, qu'il s'en ennuie, que cette passion est toujours vivante. Il continue à écouter sa curiosité et son intuition.

Nouvelle déstabilisation pour son public:  perdre sa compagnie, se retrouver déculotté, ça lui a été salutaire. Steve Jobs s'en est rendu compte après coup:  cette catastrophe l'a sauvé d'une catastrophe moins apparente mais beaucoup plus dangereuse. Ce qui l'a jeté par terre lui permet de battre des ailes, de s'envoler...

" Le poids du succès fit place à la légèreté du débutant.  Cette liberté m'a fait connaître l'une des périodes les plus créatives de ma vie".  Ce n'est pas rien...  Steve Jobs est émerveillé par ce qui lui est arrivé:  un printemps encore plus extraordinaire, qui surgit de sa propre source intérieure.   " Je suis convaincu que c'est mon amour pour ce que je faisais qui m'a permis de continuer "...

Arrive ce beau cadeau de Steve Jobs, qu'il offre à ces milliers de jeunes assis dans les estrades, qui sourient, qui sont heureux de l'entendre. Le cadeau de ces paroles:
"Il faut savoir découvrir ce que l'on aime, et qui on aime"...
" Continuez à chercher, ne baissez pas les bras "...
" C'est comme en amour, vous saurez quand vous aurez trouvé"...
Lui-même, à cette époque, venait de rencontrer la femme de sa vie.

Et puis cette autre pierre précieuse, qui a dû surprendre les têtes grisonnantes qui savent bien que les beaux rêves ne résistent pas à l'épreuve du temps, à l'usure du temps:
" Toute relation réussie s'améliore avec le temps".
Steve Jobs n'est pas pauvre en paradoxes. Il secoue les vérités faciles.



Allocution Steve Jobs -suite 4

" Tout a commencé avant ma naissance "... Steve Jobs cherche à comprendre pourquoi il s'est retrouvé sur les bancs de l'université, malheureux, forcé d'y être, à 17 ans. " Tout a commencé..." : une jeune fille, étudiante, enceinte, célibataire. Elle ne veut pas garder cet enfant qui va venir, elle ne veut pas être monoparentale, elle choisit de le donner en adoption. Mais pas à n'importe quels parents adoptifs: il faudra qu'ils soient d'une classe sociale fortunée, des professionnels. Un avocat et son épouse sont donc en attente de son bébé.

Horreur, c'est un garçon, l'avocat et son épouse n'en veulent pas, ils veulent une fille. Le bébé vient de perdre ses parents adoptifs. C'est la nuit, le téléphone réveille un autre couple dans une autre maison: "on a un bébé, ce n'était pas prévu pour vous, mais voilà il est disponible, en voulez-vous?"  - "Oui Oui, on va le chercher, attendez-nous! On arrive!"

On demande à la jeune fille, celle qui a accouché du bébé, de signer un document qui donne son enfant en adoption.  Elle s'informe:  "ce sont des professionnels?'  Le fonctionnaire ne sait pas, il va vérifier. La jeune fille ne signe pas. Les semaines passent... Les parents ne savent pas si on va leur enlever l'enfant, car ils ne sont pas comme ils devraient être, ils ne sont pas professionnels: la dame n'a pas été au collège, le monsieur n'a même pas terminé son secondaire. Ils sont inquiets. Ils sont très inquiets.

Dans la vie, ça change tout si on est quelqu'un. Un professionnel c'est quelqu'un. Avec un diplôme la porte s'ouvre sur un espace réservé aux privilégiés qui sont quelqu'un. C'est un dogme dans cette société, une croyance obligée.

Après des mois de ce mauvais suspense, la jeune fille exige un engagement des parents: ils devront envoyer l'enfant à l'université, c'est clair et net. Pas de problème, répondent les parents adoptifs qui deviennent des parents adoptifs à qui on n'enlèvera pas l'enfant. La jeune fille signe le document. ouf.

Dix-sept ans plus tard, Steve est malheureux. Depuis six mois il est dans cette université. Il se morfond pendant les cours qui ne l'intéressent pas du tout. Il lui faut passer à travers des volumes pour lesquels il n'a aucune curiosité. Ça ne va pas. Son cerveau ne veut pas de ce bourrage de crâne, les neurones protestent. C'est insensé d'être là quand profondément on ne veut pas être là.

Steve Jobs est doublement malheureux:  il n'a aucun appétit pour ce repas alors que le festin coûte les yeux de la tête à ses parents. Il est doublement coupable de ne pas s'acquitter de son devoir de réussir. Ses parents se sont saignés à blanc pour payer son inscription, son hébergement, sa pension... mais il en fait une indigestion. Il les aime, voudrait être à la hauteur, remplir son devoir de reconnaissance, mais rien à faire, ça n'est pas vivable. Il faut renoncer. Tant pis pour le dogme, il ne deviendra pas quelqu'un. Steve Jobs quitte les cours obligatoires.

Pour être bien certain qu'il n'est pas un paresseux, un profiteur sans-coeur, Steve vit dans l'extrême pauvreté, sans aucune ressource. Il s'héberge sans que ça coûte un sou: il dort sur le plancher chez un ami. Il vend des bouteilles récupérées, pour se payer un minimum d'alimentation. Maintenant libre, loin de quitter l'université, il s'inscrit comme auditeur libre aux cours qui l'intéressent, qui le passionnent. Il respire profondément.

Quand Steve Jobs donne aux jeunes diplômés cette allocution, en 2005, il est socratique. Devant ces milliers de jeunes, on pourrait l'accuser de corrompre la jeunesse: il jette par terre un dogme de la société. Autour de lui, sur le podium, les doyens ont l'air de frémir. Ce sont de grand-prêtres, des pontifes, ils ont conduit ces jeunes jusqu'à ce moment où ils deviennent quelqu'un.  L'élite diplômée. Un drop-out vient d'affirmer qu'il a bien fait d'être drop-out, que c'était la bonne décision. Il vient d'affirmer qu'il faut suivre son intuition, sa curiosité. Qu'il faut avoir faim: ne pas manger si on n'a pas faim. Ne pas subir de cours si on n'a pas cette curiosité d'apprendre. Avoir cette folie. Il leur souhaite de rester fous, ou de le devenir s'ils ont tourné le dos à cette folie, qui est sagesse.


mercredi 19 octobre 2011

Allocution *suite 3"

L'argent.  Les milliers et les millions. Steve Jobs et Socrate en parlent. Ce qu'on peut penser du capitalisme, de la place du compte de banque dans notre vie, cela nous vient de plusieurs sources anciennes. Nous n'inventons pas nos façons de pensée, nous en héritons. Steve Jobs lui-aussi avait hérité d'une pensée sur la place de l'argent dans sa vie.

Sans doute que toutes les cultures humaines ont eu ce problème constant à débattre, depuis bien avant Jésus-Christ. (Socrate, c'était quand même quatre siècles avant l'ère chrétienne).  Si les universités font une place à l'histoire des religions (ou l'histoire des grandes générosités), ce serait possible de faire aussi une place à l'histoire des attitudes vis-à-vis l'accumulation des richesses. S'il y a les guerres de religion, les guerres pour s'approprier des biens, elles ne manquent pas. D'ailleurs, les unes maquillent les autres.

Dans le dialogue de Platon que j'étudie ces semaines-ci, Socrate discute avec le sophiste (le professeur, le lettré de l'époque) du nom d'Hippias. Ce personnage n'est pas n'importe qui: il a des contrats d'ambassadeur. Il en profite pour donner des conférences, des séries de cours. Cet Hippias n'a pas de complexes: il raconte combien il fait de gros salaires. Cela fait sourire Socrate qui a côtoyé beaucoup d'hommes très riches:  la plupart de ses amis sont des aristocrates très fortunés. Socrate a un sourire moqueur, mais il ne fait pas la morale. Avoir ou ne pas avoir d'argent n'est pas ce qui l'intéresse: sa passion est ailleurs.

Je crois que c'est aussi ce qui se passe, dans l'allocution de Steve Jobs aux jeunes diplômés:  il ne leur dit pas que l'argent c'est le diable. Steve Jobs raconte comment il a vécu librement, sans argent, et comment il a écouté sa curiosité et son intuition, et l'incroyable cadeau que lui a fait la vie, un cadeau qui n'a rien à voir avec l'argent. Si l'université est présentée comme le chemin qui conduit à des professions très payantes, on est alors dans la perversion. Steve Jobs nomme cela un gaspillage de temps, le gaspillage d'une vie.


L'allocution...(suite 2)

Steve Jobs arrive au micro, il va s'adresser à ces jeunes diplômés d'université. Dès le début il utilise le paradoxe: il n'a jamais terminé ses études supérieures ni même assisté à une remise de diplômes. À ces jeunes privilégiés, il explique son abandon des études.

Il ne trouvait aucun intérêt dans ces cours qui lui semblaient ne mener nulle part. Surtout, il ne pouvait pas accepter de gaspiller tout cet argent de ses parents: leurs économies allaient y passer, à payer tous  ces frais d'université. Il a donc mis fin à ces études coûteuses.

Ensuite,  comme auditeur libre sans doute, il s'est  inscrit à des cours qui l'ont fasciné: sur la calligraphie, la typographie. Il vivait de rien. Aucun frais de loyer: il dormait sur le plancher chez un ami. Pour payer un minimum d'épicerie, il allait revendre des bouteilles vides. Un bon repas par semaine, le dimanche: celui qu'offrait le Temple Haré Krishna. Il y allait à pied, c'était à 10 kilomètres de marche.

" Et ce que je découvris alors, guidé par ma curiosité et mon intuition, se révéla inestimable par la suite".

Ce récit de Steve Jobs, c'est du bonbon, ça fond dans la bouche.
Cet enseignement qu'il donne aux jeunes diplômés me fait penser, encore une fois, à Socrate.



mardi 18 octobre 2011

Allocution de Steve Jobs

Par internet mon amie Jacqueline m'a transmis le texte de cette allocution de Steve Jobs, texte que vous avez sans doute lu, vous aussi. Un discours très simple,  émouvant au possible,  donné à de jeunes universitaires qui recevaient leurs diplômes.  Je n'ai que la traduction en français, je ne sais pas si le texte original est différent.  Tel qu'il est, ce texte est précieux, à conserver comme un phare qui situe où est la route, où sont les récifs à éviter.

Faut pas se surprendre s'il me vient l'image de Socrate, en lisant les lignes de Steve Jobs:  les correspondances viennent toutes seules. En voici donc un petit extrait.

"Votre temps est limité"...
C'était vrai pour Steve Jobs. C'était vrai pour Socrate aussi, dans sa prison, à attendre son exécution. Il n'est pas facile pour un jeune diplômé de percevoir la vérité de ces quelques mots. Pas facile non plus pour les saisons suivantes d'une vie. Dans cette allocution, Steve Jobs parle plus longuement de la mort, pour parler de la vie.

"Ne gâchez pas ce temps limité, en menant une existence qui n'est pas la vôtre".
Socrate occupe ces quatre semaines de vie en prison, les derniers jours de sa vie, à causer avec ses amis. C'est ce que Socrate sait le mieux faire. Qu'est-ce qu'on sait de la durabilité d'une pensée? Ces paroles de Socrate, reçues avec attention par ses amis, est-ce qu'elles sont parties en fumée? Il y a une ADN dans les pensées. On peut imaginer qu'une pensée de Socrate a fait du chemin, un long chemin, mais sans perdre sa vie de pensée, jusqu'à vivre dans la pensée de Steve Jobs, et dans notre pensée aussi.

"Ne soyez pas prisonnier des dogmes qui obligent à vivre en obéissant à la pensée d'autrui".
Le vieux Socrate toujours attelé à son travail, celui de définir sa propre pensée. Il passe au crible toutes les idées reçues, il les conteste, il les secoue. Cela nous ramène à Krishnamurti: ne pas accepter comme vrai ce qu'on nous présente à croire comme vrai. Découvrir plutôt que croire. Cela vient bouleverser toute notre éducation qui faisait de la croyance un chemin divin. Ma vieille mère Gabrielle, à plus de 80 ans, arrivait à cette conclusion; " la religion a gâché ma vie". En le réalisant, elle s'échappait de cette prison, celle de la pensée d'autrui. Elle devenait Gabrielle, capable de reconnaître ce qui est vrai.



dimanche 16 octobre 2011

Why Socrates died

À petites doses, je continue à savourer ce formidable volume (Why Socrates died.  par Robin Waterfield. 2009).  Cette fin de semaine, à travers le monde, des jeunes (et moins jeunes) manifestent contre la folie du capitalisme, ses excès, et la connivence des démocraties qui coupent les services aux citoyens pour verser des milliards à ces banques en difficulté, à même les taxes et les impôts des gens. Cela rejoint ce que je lis dans le volume de Waterfield.

Du temps de Socrate, ça brassait joliment, entre démocrates et aristocrates. (Les aristocrates étaient de grands propriétaires, avec des avoirs et des intérêts à travers tout l'empire. Les démocrates étaient les pauvres). Ces aristocrates digéraient très mal que le pouvoir soit exercé par le peuple.  Pour eux, c'était évident qu'il fallait redonner à leur groupe la gestion de la "business" de l'empire athénien.

Je découvre ces ressemblances entre cette violente crise dans l'Athènes de Socrate  (allant jusqu'à la guerre civile), et ce qui se passe dans nos démocraties. Ressemblances et différences aussi.  À l'époque antique, la démocratie athénienne était réelle:  les citoyens se réunissaient pour voter tout ce qu'il y avait à décider. À notre époque, les individus vont voter une fois aux quatre ans, et c'est tout. Le mot démocratie signifie peu pour la gestion de nos pays. Par contre, restent la liberté de parole et le pouvoir des médias. (S'il n'y avait pas ce droit de parole, cette liberté de presse, ce serait l'aplatissement complet sous la bétonneuse).

C'est la même tension, toujours, entre très riches et très pauvres, à travers les siècles. Nos démocraties ont été kidnappées par les gérants internationaux d'immenses holdings. Dans cette mécanique à fabriquer toujours plus de profits, il n'y a pas de nations ni de patries ni de villes ni de villages ni de familles.  C'est une machine qui broie de grandes machinations. Les émotions de Wall Street ne sont pas des émotions.

(petit lexique:)
démocratie:  démos (le peuple) cratein (mener, gérer)
Archie: arkein: gouverner. Monos:  un .  Monarchie: gouvernement par un seul. Le règne par un individu. Le monarque.
Oligarchie:  le règne par un petit groupe. Les oligarques.


samedi 15 octobre 2011

L'érudition toxique

" Cet avant-midi, j'ai."  J'ai quoi? Pour compléter cette phrase, quel verbe conviendrait le mieux?  J'ai trouvé ce verbe: " cet avant-midi, j'ai subi."  Qu'est-ce qu'on peut subir?  Une opération chirurgicale. Une visite désagréable. Un malaise, une contrainte, un dégât. Qu'est-ce qui m'est arrivé de fâcheux, cet avant-midi?

En fin d'été je me suis inscrit à deux cours pour cet automne. Le premier cours, celui du mercredi, me fait étudier trois dialogues de Platon. Le deuxième cours, celui de cet avant-midi, me fait profiter d'une série de conférences: un professeur différent chaque semaine. Ce professeur différent et érudit vous entretient de ce qu'il a fouillé en profondeur, dans le vaste univers de l'antiquité.

Cette formule m'est toxique. Je dois bien être le seul, parmi les respectables auditeurs qui remplissent cette salle de cours, à avoir cet esprit tordu. Je prends de travers toute cette érudition qu'on met dans mon assiette. " J'ai donc subi cet avant-midi une érudition indigeste"  qui me reste coincée dans l'estomac

Cette façon de transmettre le savoir, elle contredit cette d'un dialogue de Socrate: il n'y a ni dialogue ni sage Socrate. Pour caricaturer avec méchanceté, cette pratique universitaire ressemble à une benne qui déverse sur vous une tonne de gravelle. Vous subissez un enterrement, un empierrement. Pourtant c'est de la très belle érudition: il faut un esprit tordu et malveillant comme le mien pour prendre de travers et critiquer un cadeau si précieux, réservé à l'élite des esprits cultivés.

Vous êtes dans une salle d'attente, dans une clinique, dans un hôpital: on vous impose d'entendre le flot ininterrompu de paroles qui coulent d'une télévision: elle parle et elle parle. Ou bien, vous êtes assis dans un autobus à côté d'un gros type qui fume un gros cigare: ça aussi ça m'est arrivé de le subir. Vous êtes dans une salle de cours universitaire et vous subissez un déversement d'érudition, qui étouffe votre désir d'apprendre au lieu de le nourrir. Une pollution honorable.

Connaître: naître avec. Une naissance accompagnée. Exactement ce à quoi s'employait Socrate. Il dialoguait pour faire naître. Respirer:  inspirer l'oxygène et expirer le gaz carbonique. Emplir ses poumons, puis les vider. À la naissance, l'enfant se met à respirer. Mais pas n'importe comment: l'oxygène est un gaz toxique, mortel.

On parle à l'enfant, il nous parle. Transmission d'une culture. On n'évalue pas la qualité d'une transmission culturelle à la quantité de robinets ouverts en même temps. Fréquenter Socrate n'est pas fréquenter un érudit qui sait tout et un peu plus:  ces érudits étaient les ennemis de Socrate, on les appelait les sophistes. Subir la vie, ou subir l'érudition, c'est une mauvaise idée. Une idée diplômée.



jeudi 13 octobre 2011

Une lettre d'Einstein

La BBC, dans sa publication d'hier, rapportait la vente d'une lettre d'Einstein dans un encan en Californie. Les gros titres de la nouvelle insistait sur le montant payé par l'acheteur de cette lettre. Je n'aime pas cette façon de faire du journalisme.

C'était en 1939. La guerre mondiale va éclater en Europe (les USA n'y entreront que lorsque leur flotte sera détruite par l'aviation japonaise à Pearl Harbour). Les pays qui pourraient accueillir les réfugiés juifs, ceux qui tentent de sortir du piège nazi, ferment leurs portes. On ne parle pas de ce scandale.

Einstein écrit une lettre pour remercier un homme d'affaire, juif, installé à New York: cet homme a contribué généreusement, dit la lettre, pour financer les efforts de ceux qui tentent de sauver la population juive  d'un terrible danger.

Einstein n'est pas resté dans sa tour d'ivoire d'homme de science qui aligne des formules algébriques. Cette lettre de remerciement, cela suppose qu'Albert Einstein avait d'abord sollicité une contribution pour le financement de cette aide urgente.

Cette lettre dit beaucoup. Einstein rappelle que le peuple juif a eu à survivre durant des milliers d'années. Il dit que ce pouvoir de résistance est dû, en grande partie, à la tradition d'entraide mutuelle. Cette entraide n'est pas automatique: il faut la faire revivre, et c'est un test, une épreuve dramatique:  Einstein laisse échapper cette phrase d'angoisse:  May we stand this test as well as did our fathers before us. Ce n'est pas une formule de politesse de cérémonie.

Le prix payé pour cette lettre, à l'encan, c'est bien superficiel. Le contenu de la lettre nous parle d'Einstein. Je l'admire encore davantage.



Les sept vaches maigres

Il rêvait, Joseph. Surtout, il avait ce don, celui d'interpréter les rêves. Le Joseph de l'antiquité juive, celle de nos cours d'histoire sainte, dans ces années du primaire d'autrefois. On apprenait comment Joseph avait donné au pharaon l'explication de son rêve, et lui prédire les sept années de prospérité, qui seraient suivies des sept années de disette.

Mes parents et mes grand-parents rêvaient certainement, mais ils ne racontaient pas leurs rêves. L'interprétation des rêves, ça valait pour l'histoire sainte, mais ça ne s'appliquait pas à l'histoire de notre famille.

Il y a eu une valorisation extrême pour ces légendes religieuses, et une dévalorisation extrême pour la simple histoire de la famille. Tout comme l'au-delà, la vie après la vie, a pris plus d'importance que ces courtes années "d'ici-bas".  Il était question d'une balance, avec deux plateaux: sur un des plateaux, l'éternité pesait davantage. L'important, c'était de passer l'examen d'entrée, qui coïncidait avec la sortie de cette vie.


mardi 11 octobre 2011

Sans excuses ni prétextes

L'auteur:  Ce soir, un dessin seulement.

Je continue, avec beaucoup de lenteur, la lecture très fouillée du volume  "Why Socrates died".  À demain!


lundi 10 octobre 2011

Congé d'Action de grâce

L'auteur: Aujourd'hui, au Québec, c'était fête légale. Les bureaux de poste, les bureaux des fonctionnaires, les écoles, les banques: fermés.  L'Action de grâce: une fête religieuse, sans qu'on le réalise. Comme au temps de la Grèce classique, quatre siècles avant Jésus-Christ:  il y avait des fêtes avec obligation d'y participer, sous peine de passer pour impie. L'impiété avait des conséquences graves: Socrate a été accusé d'impiété, et son procès s'est terminé par une condamnation à mort.

Ici, j'ai bien peur que ce congé nous arrive sans le souvenir d'une action de grâce. De quoi ai-je peur: de la perte du sentiment religieux, celui qui faisait remercier, avec les mots religieux qu'on n'utilise que pour cet usage religieux, rendre grâce?  Ou bien la peur de cette perte de mémoire collective, l'oubli de la fin de la guerre? Chose certaine, pour ma part, je n'y ai pas pensé un seul instant, avant d'écrire ces lignes. Ma peur n'était pas très forte, à ce que je vois.

Aujourd'hui j'ai continué la lecture attentive du volume "Why Socrates died".  Plus j'avance dans ce bouquin, plus je me compte chanceux de le lire.  J'ai cette impression que je vais un peu savoir ce qui se passe, quand Socrate va mourir.

Depuis quelques jours, il me revient cette histoire:  c'était dans les années nazies. Un capitaine de bateau transportait des réfugiés juifs, qui avaient quitté l'Allemagne ou la Pologne. Ils étaient entassés dans la cale du navire. Le capitaine devait accoster en Palestine pour faire descendre tout ce monde. Mais il n'y avait plus moyen d'accoster sans se faire canonner dessus. Le capitaine était un ignorant: il ne savait pas l'histoire des juifs, ce qu'ils fuyaient. Mais voilà qu'on lui a remis une Bible, et il n'arrête plus sa lecture. Aussi longtemps que son bateau est en arrêt dans les eaux internationales, il est protégé. Va-t-il retourner en Pologne ou en Allemagne pour y décharger sa cargaison humaine? Il lit la Bible, il est en immersion.  Finalement il entre dans l'histoire: il sait que son bateau va être coulé, mais au moins tout ce monde qu'il transporte va certainement être rescapé. Il s'approche donc de la Terre Promise, et fait le sacrifice de son bateau.


dimanche 9 octobre 2011

time out

L'auteur: parfois on voyage de la gauche vers la droite, le long des siècles. Ou bien, de la droite vers la gauche, chez les arabes. Question d'écriture, selon les civilisations.

Ou bien de haut en bas, ou de bas en haut, comme dans les idéogrammes chinois. Ainsi, on remonte dans le temps, comme si on suivait un cours d'eau, vers sa source.

Parfois on sort carrément, ou rondement, du temps. C'est quand on s'absente d'une histoire, pour jouer dans l'abstraction. Plus rien n'arrive, on contemple une formule chimique ou algébrique.

Entrer dans ce cours des siècles, prendre un nom et une figure, c'est plus difficile que d'en sortir.  C'est toujours une gracieuseté. Les mots qui signalent cette entrée dans le temps:  "il était une fois". Ou bien:  "il est une fois"  Plus rarement:  "il sera une fois".


samedi 8 octobre 2011

Hors-d'oeuvre, pour le dimanche

L'auteur:  Cette semaine, en classe, on en a terminé avec l'étude du Dialogue de Platon, un texte qui se nomme "Hippias mineur". Le professeur, Gérald Allard, a plein de talent: il nous pousse à entrer dans le jeu, celui auquel joue Socrate.

Dans ce texte de Platon, le jeu de Socrate consiste, entre autres choses, à se demander si c'est un atout, pour les humains, d'avoir la possibilité d'être mécréants, menteurs, malhonnêtes.

Évidemment que ce serait plus simple si nous étions comme le pape de Rome: étant infaillibles, nous n'aurions pas la possibilité de nous tromper ni celle de tromper les autres. Nous serions divins.

Socrate joue avec cette idée. Il dit qu'avoir une capacité, c'est mieux que de ne pas l'avoir. Socrate n'utilise pas l'idée de liberté: ce serait une variante du jeu. La question devient: est-ce un atout pour les humains d'avoir cette liberté, cette possibilité de dire ce qu'on pense ou le contraire de ce qu'on pense?

On peut ainsi réécrire la finale du Dialogue de Platon:

Socrate:  " C'est vraiment formidable, un politicien qui nous ment et qui sait qu'il nous ment!"

Hippias:  "Pas d'accord avec toi"

Socrate: " Parfois je pense que ce serait mieux si ça n'était pas possible qu'un humain soit menteur. Parfois je pense le contraire: c'est merveilleux qu'un humain aie cette liberté".

Le Fidèle (assis dans son banc d'église) (Il n'est pas libre de dire tout haut ce qu'il pense, mais il se parle quand même à lui-même: c'est un monologue, pas un dialogue):
  " Et le pape? vu qu'il est infaillible, il lui manque la liberté de choisir de nous tromper?"
  (puis, le fidèle se demande s'il a le droit de penser ce qu'il vient de penser. )


Re Pause. C'est le bouquet

Mon chien Charlot gruge un vieil os. Le bruit est à la limite du supportable. Je gage que Charlot adore ce bruit, tout autant qu'il savoure le goût du vieil os. Comment écrire ce blog, avec ce tapage dans les oreilles? Je décide d'y prêter attention, à ce bruit, de lui laisser la place qu'il prend. Bingo: ma patience a gagné: Charlot s'est allongé à côté de l'os, en repos.

Cet avant-midi (c'était hier, vu qu'il est passé minuit... mais si j'avais écrit ce blog avant minuit, est-ce que j'aurais appelé "demain" l'heure qui suivait minuit?)  Décidément, c'était cet avant-midi, vu que je n'ai pas dormi encore.

C'était dans une salle d'université.  Un conférencier hors-pair, Daniel Bonneterre, archéologue, spécialisé dans les fouilles de l'ancienne Mésopotamie. Le vieux temps d'un vieil autrefois, le temps de Babylone et du roi Hammourabi. Ça m'a toujours fasciné, l'époque de l'écriture cunéiforme, tout autant que celle des hiéroglyphes d'Égypte. Le cours d'aujourd'hui m'a comblé, c'était de la crème glacée Coaticook. La meilleure.

Mon cerveau a deux façons possibles de penser au roi de Babylone. La façon habituelle (les très rares fois où je pense à ce monde du temps de Ninive, de Mari, d'Ur, d'Akkad), c'est d'enregistrer des informations. Ainsi on m'instruisait:  il y avait eu des temples, des guerres, des inondations, de grandes destructions. Un empire grugeait les villes pour s'agrandir, puis un autre empire l'avalait tout rond. Tout cela se passe au passé.

La deuxième façon de penser au roi de Babylone ressemble à un tour de passe-passe. J'efface la distance du temps. Ce roi Hammourabi, c'est tout de suite: je suis avec lui. Notre cerveau réussit cette magie, en quittant le passé, en choisissant le présent.

Je peux traiter Socrate ou Galilée ou Freud comme des gens d'autrefois dont je n'ai pas entendu le timbre de voix, ni observé le sourire, ni entendu le rire. Ils étaient et je n'étais pas là.  Dans cette façon habituelle de penser à Socrate, Galilée ou Freud, je ne suis pas avec eux. Mais si je décide de les visiter, ils me deviennent proches. Je peux ressentir ce qu'ils ressentent. Nous sommes dans la même aventure, celle de vivre une vie.

Socrate poserait cette question: est-ce préférable de traiter les gens du passé en les laissant dans leur passé, avec cette distance qui en font des étrangers, ou bien est-ce mieux d'être avec eux, sans distance, à les regarder et entendre, à sentir ce qu'ils ressentent? Suis-je hier ou suis-je aujourd'hui?


jeudi 6 octobre 2011

pause- la mort annoncée

l'auteur: Si j'avais à recommencer cette aventure, cette écriture du feuilleton, j'aurais un truc pour me faciliter  la vie:  je commencerais par raconter la mort de Socrate. Comme dans ces romans policiers, où ça commence par le meurtre. Ainsi je n'aurais plus l'angoisse de cette mort annoncée, celle de Socrate, qui vient hanter ce blog. Je respirerais, et vous aussi. Mais ce feuilleton a jailli sans prévenir personne, il m'a pris par surprise, et je le laisse se dérouler à sa vitesse, qui se calque sur ma lenteur.

Hier j'ai fait une razzia à la bibliothèque de l'université. (Si j'avais à recommencer cette aventure, cette écriture etc etc...j'y serais allé, faire cette razzia dès le début!)  Les bouquins choisis, hier,  tournent autour de cette mort de Socrate, comme de raison. Je vous les nomme: Xénophon, "les Helléniques"  (Il y a trois tomes, c'est le troisième qui parle de la mort de Socrate). Georges Bastide:  "le moment historique de Socrate".  Waterfield: " Why Socrates died".

En résumé (caricatural), Xénophon donne raison à Socrate d'avoir choisi de mourir, ainsi il a évité les misères de la vieillesse, qui n'allaient pas manquer de lui tomber dessus:  surdité, vision affaiblie, perte de mémoire, etc.
Bastide:  le style ampoulé, celui d'un académicien très digne. Je lui dédie le dessin de ce blog d'aujourd'hui. Mais il se peut que le fond, ce qu'il a à dire, soit correct. On verra. Pas jojo, tout de même. Ça ne ressemble pas à Socrate, qui était un malin.
Waterfield:  ai confiance que ça va être bien. Il est question d'Alcibiade, comme incriminant pour Socrate.

En passant, cela fait deux mois que ce feuilleton est commencé. Je n'ai aucune idée de sa longévité. Ce feuilleton choisit lui-même sa destinée, à chaque pas on voit si le sentier s'allonge, tourne à gauche ou à droite, ou bien nous offre un banc pour une petite pause, comme aujourd'hui!
voici donc le dessin en l'honneur des sérieux académiciens.


45- O Jérusalem

" Docteur Freud, je ne vous comprends pas. Depuis l'époque romaine, depuis la destruction du temple de Jérusalem, votre peuple est sur les routes, jamais chez-lui. Vous passez d'un pays à l'autre, vous y restez le temps qu'on vous tolère, vous achetez la paix, puis la persécution reprend. Vous n'avez pratiquement jamais eu les droits civils qu'ont tous les citoyens. La plupart du temps, on ne vous permet pas d'être propriétaires. On vous concède des bribes, comme des privilèges, mais jamais définitifs. On vous parque dans des ghettos. Pensez à l'histoire de vos grand-parents en Lithuanie, docteur!"

À ce moment seulement, j'ai remarqueé le teint livide qu'avait pris le visage de Freud. Je me suis souvenu qu'il était un grand malade. Je m'en suis voulu, de l'avoir autant bousculé. Pourtant il semblait vouloir continuer la discussion: il avait besoin de réfléchir lui-aussi à tout ce destin. Il a repris la parole:

" Je vous donne raison: la situation des juifs est intenable, même en Europe. Partout les nations s'affirment, chacune avec son drapeau, ses traditions, sa langue, son armée. La montée du nationalisme, chez les nazis, n'est pas une exception. Logiquement, les familles juives devraient vivre dans un pays juif. Nous aurions notre langue, notre drapeau, notre armée. Logiquement.

" Mais il y a le poids de l'histoire. Notre problème, c'est notre succès. Nous nous sommes si bien adaptés à notre vie d'exclus. Comme banquiers des états, comme commerçants, comme chirurgiens... Nous avons appris à survivre à chaque persécution: nous faisons le dos rond, nous laissons passer, nous allons ailleurs.  Une minorité d'entre nous a commencé le retour dans la vieille Palestine, mais la majorité des juifs ne suivent pas. Nous hésitons à vivre le risque que vivent tous les pays normaux.

" Sans doute qu'il faudra bien y arriver, au train où vont les choses. Nous n'aurons plus le choix, comme au vieux temps biblique: les tribus juives vivaient bien, en Egypte, jusqu'à la menace de génocide. Il leur a fallu quitter, se mettre en route comme des déportés, vers les vieux pays d'autrefois à reconquérir. Pour ma part, je vais mourir, comme un de ces ancêtres, avant l'entrée dans la Terre Promise!"

Freud avait un sourire triste. Le drame qu'il vivait, son peuple l'avait vécu à répétition.  Mais je ne pouvais pas m'attarder plus longuement, je me doutais qu'un autre drame m'attendait à Athènes. J'ai remercié mon hôte pour la générosité de son accueil, j'ai retraversé le corridor rempli de valises, et me suis retrouvé sur la rue, dans cette Vienne enfermée dans la méfiance, frissonnante dans sa tragédie.


mardi 4 octobre 2011

44- analgésique

Après quelques moments, Freud est revenu s'asseoir dans son fauteuil. Le puissant analgésique qu'il avait pris allait calmer cette crise qui l'avait saisi. Il a repris la parole:

" Je vous l'ai dit, j'ai agi comme si le sort des juifs, en Allemagne, ne me concernait pas. Albert Einstein m'avait tendu une perche il y a six ans: il souhaitait que je m'associe à un groupe de réflexion et d'action politique. Pour Einstein, la Société des Nations devait se doter d'une armée, et faire respecter les ententes internationales. Il comptait sur moi, pour que j'élabore un programme d'éducation populaire. Einstein pensait que je pouvais aider les gens à retrouver des valeurs humaines. J'ai dû le décevoir beaucoup.  Il a continué à s'impliquer, sans moi.

" La société de psychanalyse que j'avais fondée, jamais je ne l'aurais qualifiée de juive. C'est pourtant l'étiquette que les nazis lui ont donnée. Pour eux, c'était une science dégénérée, produite par des cerveaux d'une race dégénérée. Je n'avais d'yeux que pour cette société de psychanalyse. J'en étais le président, ma fille Anna en était la secrétaire.

Le drame des juifs, je ne voulais surtout pas y être identifié. Alors je regardais ailleurs: le drame humain de tous les temps, les phobies de l'homme, ses fantasmes, le monde de ses rêves,  la place de l'art et de la religion, cela m'a servi d'écran pour ne pas voir l'horreur des camps.

C'était comme philosopher sur la nature de l'eau, alors qu'une inondation terrible noie toute une ville. J'étais emmuré dans ma tour d'ivoire. Souvent,  il faut arriver au bout d'une impasse, se cogner sur un mur, pour s'apercevoir dans quel cul-de-sac on s'est fourvoyé...¨

- "Docteur Freud, avez-vous déjà songé à émigrer en Israël?"
- "En Israël?  Jamais je n'irais m'installer là-bas! Je suis un européen!"


lundi 3 octobre 2011

43- Le peuple de l'alliance

Le docteur Freud était visiblement ébranlé, fragilisé par les événements des derniers jours. Il était sur le point de partir en exil avec sa famille. Ce n'était pas un départ, c'était un arrachement. J'aurais pu couper court à cette sorte d'interrogatoire que je lui faisais subir, mais visiblement il aimait se vider le coeur: c'était pour lui une soupape nécessaire. De toute façon, il pouvait mettre fin à cette confidence s'il en avait assez. J'ai donc relancé l'entrevue: "Vous êtes juif, n'est-ce pas, docteur Freud?"

Il a compris sur quel sentier je l'invitais à faire du chemin, et s'y est engagé:

" Quand j'étais petit, mon nom était Sigismond Schlomo. J'ai changé mon nom, comme pour quitter une identité. Vous savez, toute ma génération a cherché à s'assimiler à sa nation d'accueil. Si nous étions en Allemagne, nous sommes devenus plus allemands que les allemands. En Russie, plus russes que les russes. Partout, à l'avant-garde du changement de chaque société. Nous étions avides de nous instruire, de briller dans nos professions. Nous avons coupé avec notre passé rural et religieux, un passé qui nous paralysait dans ses peurs, ses superstitions, ses traditions naïves.

" Il n'était pas question que je parle yiddish, ou que je m'habille différemment des autres: j'étais un citoyen du monde, de langue allemande. Quand je voyais un de ces juifs qui n'avaient pas évolué, j'en avais un frisson, je m'éloignais. Nous avions été juifs, mais nous avions quitté le passé, comme on quitte son enfance. "

Je savais que j'allais le bousculer par ma question:

" Docteur, l'Allemagne est à la porte voisine d'ici. Depuis 5 ans, Hitler ne se cache pas pour éliminer votre peuple, tout comme il élimine les déficients mentaux, les handicapés. Vous êtes une célébrité mondiale. Avez-vous tout fait pour alerter le monde occidental de ce qui arrivait? Avez-vous tout fait pour sauver tous ceux qui voulaient fuir?"

Freud a tressailli. Sa mâchoire devait le faire terriblement souffrir. Il s'est levé, disant qu'il devait prendre un médicament.



dimanche 2 octobre 2011

Interlude de fin de semaine. Les instincts

L'auteur:  Je vais dire une grossièreté:  Quand Freud nous explique qu'il a plongé dans le travail, par-dessus les oreilles, poussé par l'instinct de mort, hé bien, il n'explique rien du tout. Si quelqu'un nous dit que le sucre, c'est du sucre parce que c'est sucré, on sait que c'est de la tautologie.  S'il nous dit qu'il cherche à mourir, poussé par l'instinct de mort, c'est la même tautologie, la même nudité de pensée. Le roi est tout nu.

J'ai faim. Une sensation, un creux dans l'estomac. Le cerveau le met en mots: j'ai faim. Pourquoi on a faim? Certainement pas à cause de l'instinct de conservation.

Pourquoi le désir nous rend fou, quand on est adolescent, et même un peu plus tard?  Certainement pas à cause de l'instinct de reproduction.

Quand on est poussé par ce besoin de faire l'amour, ou de dormir, ou de manger, ou de mordre, ou d'abandonner, on a beau utiliser les belles formules qui décrivent les instincts, ça ne dit rien d'un besoin qui se passe de raisonnements et d'explications alambiquées.

Ces formules toutes faites, elles enrageaient Galilée. De son temps, les professeurs d'université enseignaient Aristote:  Pourquoi la glace flotte sur l'eau? Réponse d'Aristote, répétée par saint Thomas d'Aquin: parce que c'est sa nature de flotter. Archimède avait trouvé mieux.

J'ai cette impression que notre esprit est truffé d'explications qui n'en sont pas. De belles formules vides.


samedi 1 octobre 2011

42- trou noir

J'écoutais le docteur Freud. Je pressentais qu'il avait fait une découverte de dernière heure, sur lui-même. Malgré sa grande fatigue, il tenait à aller au fond des choses:

" Depuis que les nazis avaient pris le pouvoir à Berlin, ici à Vienne je travaillais comme un déchaîné à recevoir des patients en consultation. Du début de l'avant-midi jusqu'en soirée, les rendez-vous se succédaient.  Oui, les honoraires étaient importants. Je me suis demandé si tout cet afflux d'argent ne m'avait pas retenu à Vienne.

" C'est trivial, mais la question n'est pas futile: beaucoup de mes compatriotes ont été incapables de se décider à abandonner leur entreprise, leur propriété. Ce besoin de toujours grossir sa fortune, ça camoufle toujours une autre faiblesse.

" Vous allez être surpris d'entendre cette réponse que je me suis donnée: c'est l'instinct de mort qui m'a retenu à Vienne. Cela paraît absurde et fou, mais je sens que c'est l'instinct de mort qui a pris le dessus dans ma vie. De façon subtile: j'avais mille excuses, mille engagements, mais j'étais de mauvaise foi. C'est hier seulement que je m'en suis rendu compte. Tout ce temps-là, je voulais mourir, mais je ne le savais pas, je ne voulais pas le savoir.

Tout comme ce cancer de la mâchoire qu'on m'a diagnostiqué. J'ai négligé les traitements, je remettais toujours  à plus tard une hospitalisation: croyez-moi, c'est puissant et sournois, l'instinct de mort. J'en avait parlé dans mes livres, comme si ça ne me concernait pas, j'étais au-dessus de la mêlée. Maintenant je m'avoue que cet instinct a dirigé ma vie durant les cinq dernières années, sans que je veuille le savoir.

" Il a fallu cette angoisse effroyable d'hier, quand Anna ne rentrait pas, prisonnière de la Gestapo... Il a fallu ce choc extrême pour me ramener  au coeur de ma vie: Martha et Anna. Maintenant j'irai mourir de mon cancer à Londres, mais elles seront sauvées. Si du moins rien d'imprévu n'arrive pendant ces jours qui restent avant notre départ. Je n'ai plus que cet espoir. Oui, je l'espère tellement pour elles. Le reste ne compte plus.¨

D'avoir entendu Freud, je comprenais un peu mieux ce qui retenait Socrate dans son cachot, son refus de survivre, son obstination à ne pas s'exiler. Tout comme Freud, Socrate sans doute avait sombré, tiré par le fond, englouti par ce que Freud avait nommé l'instinct de mort.