samedi 1 octobre 2011

42- trou noir

J'écoutais le docteur Freud. Je pressentais qu'il avait fait une découverte de dernière heure, sur lui-même. Malgré sa grande fatigue, il tenait à aller au fond des choses:

" Depuis que les nazis avaient pris le pouvoir à Berlin, ici à Vienne je travaillais comme un déchaîné à recevoir des patients en consultation. Du début de l'avant-midi jusqu'en soirée, les rendez-vous se succédaient.  Oui, les honoraires étaient importants. Je me suis demandé si tout cet afflux d'argent ne m'avait pas retenu à Vienne.

" C'est trivial, mais la question n'est pas futile: beaucoup de mes compatriotes ont été incapables de se décider à abandonner leur entreprise, leur propriété. Ce besoin de toujours grossir sa fortune, ça camoufle toujours une autre faiblesse.

" Vous allez être surpris d'entendre cette réponse que je me suis donnée: c'est l'instinct de mort qui m'a retenu à Vienne. Cela paraît absurde et fou, mais je sens que c'est l'instinct de mort qui a pris le dessus dans ma vie. De façon subtile: j'avais mille excuses, mille engagements, mais j'étais de mauvaise foi. C'est hier seulement que je m'en suis rendu compte. Tout ce temps-là, je voulais mourir, mais je ne le savais pas, je ne voulais pas le savoir.

Tout comme ce cancer de la mâchoire qu'on m'a diagnostiqué. J'ai négligé les traitements, je remettais toujours  à plus tard une hospitalisation: croyez-moi, c'est puissant et sournois, l'instinct de mort. J'en avait parlé dans mes livres, comme si ça ne me concernait pas, j'étais au-dessus de la mêlée. Maintenant je m'avoue que cet instinct a dirigé ma vie durant les cinq dernières années, sans que je veuille le savoir.

" Il a fallu cette angoisse effroyable d'hier, quand Anna ne rentrait pas, prisonnière de la Gestapo... Il a fallu ce choc extrême pour me ramener  au coeur de ma vie: Martha et Anna. Maintenant j'irai mourir de mon cancer à Londres, mais elles seront sauvées. Si du moins rien d'imprévu n'arrive pendant ces jours qui restent avant notre départ. Je n'ai plus que cet espoir. Oui, je l'espère tellement pour elles. Le reste ne compte plus.¨

D'avoir entendu Freud, je comprenais un peu mieux ce qui retenait Socrate dans son cachot, son refus de survivre, son obstination à ne pas s'exiler. Tout comme Freud, Socrate sans doute avait sombré, tiré par le fond, englouti par ce que Freud avait nommé l'instinct de mort.






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