jeudi 6 octobre 2011

45- O Jérusalem

" Docteur Freud, je ne vous comprends pas. Depuis l'époque romaine, depuis la destruction du temple de Jérusalem, votre peuple est sur les routes, jamais chez-lui. Vous passez d'un pays à l'autre, vous y restez le temps qu'on vous tolère, vous achetez la paix, puis la persécution reprend. Vous n'avez pratiquement jamais eu les droits civils qu'ont tous les citoyens. La plupart du temps, on ne vous permet pas d'être propriétaires. On vous concède des bribes, comme des privilèges, mais jamais définitifs. On vous parque dans des ghettos. Pensez à l'histoire de vos grand-parents en Lithuanie, docteur!"

À ce moment seulement, j'ai remarqueé le teint livide qu'avait pris le visage de Freud. Je me suis souvenu qu'il était un grand malade. Je m'en suis voulu, de l'avoir autant bousculé. Pourtant il semblait vouloir continuer la discussion: il avait besoin de réfléchir lui-aussi à tout ce destin. Il a repris la parole:

" Je vous donne raison: la situation des juifs est intenable, même en Europe. Partout les nations s'affirment, chacune avec son drapeau, ses traditions, sa langue, son armée. La montée du nationalisme, chez les nazis, n'est pas une exception. Logiquement, les familles juives devraient vivre dans un pays juif. Nous aurions notre langue, notre drapeau, notre armée. Logiquement.

" Mais il y a le poids de l'histoire. Notre problème, c'est notre succès. Nous nous sommes si bien adaptés à notre vie d'exclus. Comme banquiers des états, comme commerçants, comme chirurgiens... Nous avons appris à survivre à chaque persécution: nous faisons le dos rond, nous laissons passer, nous allons ailleurs.  Une minorité d'entre nous a commencé le retour dans la vieille Palestine, mais la majorité des juifs ne suivent pas. Nous hésitons à vivre le risque que vivent tous les pays normaux.

" Sans doute qu'il faudra bien y arriver, au train où vont les choses. Nous n'aurons plus le choix, comme au vieux temps biblique: les tribus juives vivaient bien, en Egypte, jusqu'à la menace de génocide. Il leur a fallu quitter, se mettre en route comme des déportés, vers les vieux pays d'autrefois à reconquérir. Pour ma part, je vais mourir, comme un de ces ancêtres, avant l'entrée dans la Terre Promise!"

Freud avait un sourire triste. Le drame qu'il vivait, son peuple l'avait vécu à répétition.  Mais je ne pouvais pas m'attarder plus longuement, je me doutais qu'un autre drame m'attendait à Athènes. J'ai remercié mon hôte pour la générosité de son accueil, j'ai retraversé le corridor rempli de valises, et me suis retrouvé sur la rue, dans cette Vienne enfermée dans la méfiance, frissonnante dans sa tragédie.


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