vendredi 30 septembre 2011

41- le séisme

Le vieux docteur Freud tremblait. Ça ne se voyait pas, ça se sentait. Je percevais des secousses intermittentes, celles qui suivent un séisme important. La confidence de Freud ne m'a pas surpris:

" Hier, nous avons failli perdre notre fille Anna. Ma seule stupidité aurait été responsable de sa mort. J'en frissonne encore".

- " Expliquez-moi, docteur..."

- " La veille au soir, la Gestapo est venue cueillir Anna. Durant les 24 heures qui ont suivi, ma femme et moi nous avons été sans nouvelles de notre fille. Nous pensions à nos amis déportés à Dachau. Je ne pouvais pas me pointer aux bureaux de la Gestapo, j'aurais bousillé les minces chances qu'elle avait encore de se sortir de leurs griffes.  Je ne pouvais pas non plus faire appel à tout ce réseau d'amis influents qui s'empressent de m'aider: la plupart avaient eu la sagesse d'émigrer, les autres attendaient le pire, eux-aussi. Vous ne pouvez pas savoir l'angoisse qu'on a vécue, durant ces 24 heures. "

J'ai laissé parler mon hôte, il avait besoin d'aller au bout de sa confidence:
" Je me suis tellement haï de m'être buté à ne pas quitter Vienne. Je m'étais bouché les oreilles et l'entendement, alors que tout le monde insistait pour que nous partions au plus vite. "

Je me suis risqué à lui poser cette question, comme il l'aurait fait à un de ses patients:
" Docteur, qu'est-ce qui vous retenait à Vienne?"

- " Je me suis torturé avec cette question, pendant le jour et la nuit de l'attente.  Je me demandais quelle force avait été assez grande pour que je risque ainsi la vie de mes proches..."




jeudi 29 septembre 2011

Interlude: un long cauchemar

Écrire ce blog m'entraîne dans l'imprévisible. Ça me semblait une bonne idée de retrouver Freud: une sorte de visite de politesse. Après tout, je lui en avais fait la promesse. Mais quand j'ai voulu préciser mon travail, il m'est venu que ces visites à travers les siècles devaient répondre à une tension, la vibration d'un destin. Elles ne seraient pas des promenades gentilles.

Décrire cette visite chez Freud à Vienne, début juin 1938, c'est comme manipuler une bombe à retardement. J'entre dans un espace mental empoisonné.  Tous ces volumes écrits sur l'Holocauste, ce ne sont pas des thrillers palpitants, ils pèsent lourd sur l'âme.

Pourquoi Freud n'a-t-il pas quitté Vienne avant juin 38? J'ai pensé à ces six millions de juifs assassinés par les nazis, dans ces quelques années. Quatre des soeurs de Freud sont mortes dans les camps d'extermination. Freud, son épouse Martha, sa fille Anna:  ils ont été à un cheveu d'y passer, eux-aussi. Pourquoi avoir tenté le diable, en restant à Vienne jusqu'en juin 38?

Depuis 5 ans (en mars 33), Hitler avait pris le pouvoir en Allemagne. Dès le mois suivant, en avril, déjà s'organise la persécution des juifs allemands: violences, boycott des magasins dont les propriétaires sont juifs. Toutes les professions deviennent fermées, interdites aux juifs. Les nazis vandalisent la demeure d'Einstein: il a la sagesse de ne pas rentrer en Allemagne et s'expatrie à Princeton. En mai 33, Goebbels préside à Berlin un autodafé qui devrait sonner l'alarme chez Freud:  ses volumes sont jetés au bûcher avec ceux de Marx. Cette année-là, 35,000 juifs allemands vont quitter l'Allemagne. Combien pourtant hésitent à tout quitter, alors que les portes sont encore ouvertes?

Freud peut prétexter qu'il n'est pas en Allemagne mais en Autriche. La Société des Nations avait stipulé que l'Allemagne ne devait pas toucher à l'Autriche... mais que valait cette demande faite par des pays prêts à capituler, pour ne pas s'engager dans un affrontement armé?

Et puis Mussolini se déplace à Vienne pour rassurer les citoyens:  ne soyez pas inquiets, Hitler respectera la frontière, foi de Mussolini. Freud achète cette promesse, elle lui sert bien, pour rationaliser son refus de partir. Pourtant tous ses amis, toutes ses connaissances, l'incitent à boucler ses valises. Il fume ses cigares et se berce comme si le typhon annoncé n'allait pas frapper.

J'ai ressorti un bien bel album de photos, aussi belles que navrantes. L'auteur: Alter Kacyzne, de Varsovie. Le titre de l'album: Poyln. L'arrière-pays, celui des shetls, des villages juifs en Pologne. Les photos, en clair-obscur comme des peintures de Rembrandt, sont chargées d'une telle émotion quand on les regarde maintenant. J'aimerais bien vous en reparler une autre fois.  Non, ce voyage à travers le temps, ce n'est pas le Club Aventure.


mercredi 28 septembre 2011

40- malédiction

J'avais sonné, j'attendais qu'on vienne m'ouvrir, mais rien ne se passait. Le 19 rue Berggasse semblait retenir sa respiration. On aurait dit que cette demeure des Freud cherchait à disparaître:  d'épais rideaux bloquaient toutes les fenêtres. La façade était noire. Sur la rue, les rares passants accéléraient le pas comme pour éviter toute possibilité d'un échange, d'une salutation.

Je percevais que les Freud étaient maudits, comme tous les juifs de Vienne. La malédiction leur était tombée dessus quand les chars allemands avaient envahi l'Autriche.

J'ai sonné de nouveau: cette fois la porte s'est ouverte rapidement, on m'a presque tiré à l'intérieur, pour refermer aussitôt. J'ai eu cette impression de pénétrer dans une gare: le long des corridors s'entassaient des coffres et des valises. On m'a guidé vers le fumoir où m'a rejoint le Dr Freud.
"Vous me reconnaissez, docteur?"

Une immense lassitude pesait sur lui. "Oui, l'ami de Socrate, je me souviens, c'était il y a bien longtemps..." Il s'est ensuite occupé à allumer un de ses cigares, en y mettant tout le temps. Je regardais tout autour: les étagères étaient vidées de leur contenu. Freud avait suivi mon regard:  "Oui, ma collection d'antiquités est déjà emballée. Nous faisons nos valises, nous déguerpissons dans trois jours, sur l'Orient-Express. Direction Paris, puis Londres. "

Freud avait besoin de s'épancher, de laisser sortir un peu de vapeur:  "Depuis deux mois, depuis cette annexion forcée à l'Allemagne nazie, ils inventent chaque jour un nouveau tourment pour les juifs. On commence par interdire les théâtres, les musées. Puis les restaurants, les cafés. Interdit aux juifs, ce commerce, puis cet autre commerce.  Ce banc de parc, réservé aux non-juifs. Puis interdiction aux juifs de marcher dans ce parc public.

"Interdiction aux médecins juifs de pratiquer dans les hôpitaux, dans les cliniques. Interdiction aux avocats juifs de pratiquer. L'enseignement, interdit aux juifs.  Les ateliers doivent licencier leurs ouvriers juifs.  La fonction publique, les bureaux:  mise à la porte des employés juifs.

"Et quand la fantaisie leur prend, ils vous humilient sur la rue:  à genoux, les juifs, avec une brosse et une chaudière d'eau savonneuse, à frotter les trottoirs, sous les sarcasmes de la foule qui se bidonne.  Quel idiot j'ai été!"
Freud tirait sur son cigare.


mardi 27 septembre 2011

39- la boucane dans l'air

C'est maintenant dit: je voyage à travers les siècles. J'ai ajouté que ce n'était pas simple. Je ne vais pas n'importe où, ni n'importe quand: je n'ai pas ce luxe du flâneur. Mes allées et venues, dans le temps, ont la précision du geste d'un chirurgien quand il opère avec son scalpel.

Comment je décide d'une visite à rendre?  C'est tout comme si je n'avais pas le choix de répondre à ce qui se passe. Une image pourra vous aider à comprendre:  ce qui me décide à partir, c'est quand je sens l'intense vibration sur le fil d'un destin.

Vous comprendrez maintenant ce qui m'a poussé à retourner voir le docteur Freud, à Vienne.  Ma dernière visite remontait à quelques jours: vous vous souvenez, Freud m'avait prêté un volume du docteur Charcot sur l'hypnotisme, me suggérant d'utiliser cette technique pour sortir mon ami Socrate de sa prison.  Après cette visite chez Freud, j'étais allé voir Galilée prisonnier chez-lui, près de Florence. J'ai dit que ma dernière rencontre de Freud remontait à moins d'une semaine: c'est vrai pour moi seulement. Pour Freud, tenez-vous bien, c'était il y a une trentaine d'années. Sa surprise serait grande de me retrouver chez-lui.

Vienne n'était plus Vienne. De grandes banderoles rouges, flanquées de croix gammées, pendaient à tous les réverbères des boulevards. Nous étions début juin:  depuis deux mois l'Autriche n'était plus un pays, mais une province de la grande Allemagne du Troisième Reich. Je retrouvais la sensation très vive que j'avais connue en traversant des villes frappées par la peste noire, au Moyen-Âge. Je levais instinctivement les yeux vers le ciel, m'attendant au passage des vautours noirs au-dessus des toits.

La riche demeure du docteur Freud avait été sauvagement badigeonnée de peinture jaune. Cela disait clairement qu'on abordait un nid juif, à ses risques et périls. J'ai sonné à la porte d'entrée.



lundi 26 septembre 2011

38- L'air du temps

Il était bien midi quand j'ai quitté Socrate et passé la porte de la prison. Sans doute que j'avais devant moi un bon 24 heures avant qu'arrive ce moment qui pesait sur nous tous, celui de l'exécution de Socrate. Mais il fallait que je m'en assure. Je suis donc descendu vers la ville. À cette heure, les artisans fermaient leurs ateliers: le temps d'un repas puis d'une sieste. J'ai continué ma route vers le Pirée. J'allais savoir si j'avais devant moi le temps d'une escapade, ou bien si je ne devais pas bouger d'Athènes.

En approchant du port, j'ai très bien entendu le bruit de fracas des vagues sur les rochers de la jetée. Même si les grands vents des jours passés s'étaient peu à peu apaisés, il fallait quand même plus de temps à la mer pour retrouver son calme.
" Non, ce n'est pas pour aujourd'hui, ni pour demain, l'arrivée des trirèmes de Délos!"  m'a répondu un vieux marin à qui je demandais son avis. "S'ils réussissent à appareiller, ce qui est possible, il faut leur donner deux bonnes journées pour arriver jusqu'ici.  Vous savez, c'est l'océan qui mène, pas les rameurs!"

Je suis donc remonté vers Athènes, j'ai regagné ma demeure. Ce matin-là, quand j'avais quitté d'urgence la maison pour me rendre à la prison, j'avais laissé en vrac, par terre, tout ce que je comptais mettre dans mon sac de voyage:  j'ai donc complété ces préparatifs, puis j'ai fermé mon logis. Je savais qu'à mon retour j'allais me retrouver dans le drame des derniers moments de vie de Socrate. C'est en ruminant ces pensées que j'ai quitté Athènes.

À ce point de mon récit, je vous dois quelques explications. Je voyage dans le temps, vous en avez été témoin. Mais vous serez dans l'embarras, l'esprit troublé, perplexes, si je ne vous explique pas davantage ce qui en est. Je vais tâcher de vous dire simplement les choses, tout en sachant qu'elles ne sont pas simples du tout.



dimanche 25 septembre 2011

Entracte 3- Pas de blâme, en refrain.

L'auteur:  Ai terminé la lecture de ce Dialogue de Platon, où Socrate questionne Hippias. Le prof, dans les deux prochaines semaines, va élaborer et analyser le texte, mais j'aime bien partir de ce que j'en pense,  sans que ce soit scolaire. Un drôle d'oiseau, ce Socrate (celui que nous livre Platon).

Socrate enfarine à profusion Hippias, à coups de flatteries excessives. Lui-même, Socrate, il se qualifie d'ignorant, qui ne sait absolument rien faire sauf poser des questions à ceux qui ont des connaissances.

Comme un policier qui avance son interrogatoire par questions et sous-questions innocentes, Socrate nous mène doucement vers un gouffre. De douze façons il fait admettre à Hippias qu'un musicien qui fausse, en faisant exprès pour fausser, est meilleur qu'un musicien qui fausse de façon involontaire. Aussi, un type qui ment, en connaissance de cause, est meilleur qu'un type qui dit la même fausseté sans savoir que c'est une fausseté. Un médecin qui fait exprès pour ne pas guérir son malade, c'est un meilleur médecin que celui qui ne le guérit pas non plus, mais parce qu'il est incompétent et ignorant.

Cela ressemble à une construction minutieuse, laborieuse, morceau par morceau, d'une tour Eiffel avec des cure-dents. Pour arriver à la preuve que Socrate déclare évidente:  " En conséquence, celui qui fait des actes malhonnêtes et injustes, volontairement, celui-là, Hippias, ne saurait être qu'un homme de bien". Mais c'est la finale qu'il faut lire. Le dernier paragraphe. Colombo surprend tout le monde.

Hippias: " Socrate, ça m'est impossible d'être d'accord avec ta conclusion".
Socrate:  " Moi non plus, Hippias, je ne suis pas d'accord avec ma conclusion."

Écoutez l'ineffable. Voici le fin-mot de Socrate:  ce n'est pas grave que son argumentation aboutisse à un non-sens, vu que lui, Socrate, est un ignorant. Par contre, il trouve anormal que les savants, comme Hippias, ne trouvent pas ce qui cloche.  En traduction libre, Socrate dit ceci: " À qui va-t-on pouvoir se fier, si vous êtes aussi nuls que je le suis?"



samedi 24 septembre 2011

entracte 2- le rien du tout

L'auteur: Comme travail scolaire, je lis ce qui s'appelle l'Hippias Mineur, un dialogue parmi la trentaine qui ont été conservés de Platon. Comme vous le savez, ces dialogues ressemblent à des pièces dramatiques, avec deux ou trois personnages, dont Socrate. Jamais Platon n'y apparaît, nous a dit le prof. (je serais bien capable de le faire apparaître, Platon, pas le prof)

J'y vais lentement, dans cette lecture. Faut pas me brusquer. Je ressemble à un enfant qui a une courte disponibilité. J'en fais un bout, de cette lecture, puis je vais me distraire ailleurs. Pour le moment j'en suis rendu à la moitié, dans cette lecture attentive. Socrate y raisonne de travers. Il lui reste la moitié du texte, cette moitié que je n'ai pas lue, pour se racheter.

Dans une de ses conférences, celles qui sont réunies dans le volume  Le démon de Socrate, Arthur Koestler parle beaucoup de ce sixième siècle avant Jésus-Christ, celui où a vécu Socrate. Koestler raconte que ce sont les Arabes qui ont sauvé toute cette littérature classique.  À la Renaissance, après une éclipse de mille ans, l'Europe a repris connaissance avec son passé. Faudrait avoir un peu de reconnaissance. À qui faut-il s'adresser?

La BBC ne dit rien d'intéressant, vu que c'est la fin de semaine: les journalistes sont en week-end, et la BBC met dans nos assiettes les mêmes vieilles nouvelles réchauffées. Heureusement que la terre tourne dans le bon sens: l'Europe sera déjà au midi, lundi, quand ça sera l'aube ici. Ainsi la BBC se sera remise au travail pendant qu'on dormira. Il y a des avantages à vivre en Amérique.


vendredi 23 septembre 2011

entracte- Le temps à rebours

L'auteur: J'ai le prétexte de la fin de semaine. Vous voyez, j'ai besoin de me donner des prétextes. C'est ça, l'héritage judéo-chrétien.  Mais une petite relâche sur l'histoire en cours (Socrate en prison)  permet de se ressourcer un peu. Voici les dernières sources où s'abreuver si on veut.

La BBC d'aujourd'hui:  un article décrit l'émotion des physiciens devant le comportement des neutrinos:  ils vont plus vite que la lumière!  Comme ça contredit toutes les lois de la circulation, vu l'excès de vitesse, les physiciens sont prêts à gager qu'ils se sont trompés quelque part, qu'ils ont mal regardé. Ils appellent les autres scientifiques à l'aide:  Venez trouver notre erreur, elle nous échappe.  Il faut dire que si les neutrinos se mettent à dépasser la vitesse de la lumière, ça ouvre la porte au voyage dans le temps:  on pourrait payer une visite à Galilée sans que ce soit une fiction.

Et puis je suis allé à mon premier cours sur  "Socrate et les sophistes".  Nous sommes une quarantaine de vaillants qui allons étudier trois Dialogues de Platon. J'ai commencé aujourd'hui, timidement, cette étude qui ressemble à un travail d'algèbre.  Le prof ne cache pas ses préférences:  il adore Socrate (celui de Platon) et montre le poing à Aristote.

Cette inscription au cours me permet de sortir des livres de la bibliothèque de Laval:  j'ai donc pitonné sur leur ordinateur: le catalogue présente quelques 950 titres de volumes sur Socrate... J'ai choisi de lire  Le Démon de Socrate, par Arthur Koestler.  Pas du tout un roman. Des conférences réunies dans ce volume. Mais c'est du gâteau au chocolat:  ça parle de Copernic, de Kepler, de Galilée et des philosophes grecs du bon vieux temps. L'article sur Le Démon de Socrate n'en parle pas:  j'ai compris que c'est une expression connue, (que je ne connaissais pas, évidemment). L'article décrit la conscience humaine (pas la conscience morale), et le rôle de la créativité.  Ceci dit, je vous souhaite le même plaisir à lire ces articles savoureux.



jeudi 22 septembre 2011

37- la barque à Charron

Socrate m'a regardé dans les yeux, intensément:
" Écoute-moi:  je te connais, je te vois aller... Tu es sur le point de partir en voyage, ça saute aux yeux. Malgré toi, tes pieds t'amènent fureter au Pirée, voir les bateaux.  Tu as le nez tourné vers le grand large comme un marin en mal de partance. C'est pour cela qu'il fallait que je te vois tout de suite, sinon je t'aurais manqué.

" Repousse ton projet de départ, le temps qu'il faudra. Pourquoi? Parce que j'ai besoin que tu sois là, quand ça va être le moment.

" Devant les autres qui viendront, je n'aurai pas le choix de tenir mon rôle, d'avoir l'air d'être au-dessus de mes affaires. Eux, ils ne devront pas savoir ce que tu sais maintenant. Le doute ne me lâchera pas, jusqu'au dernier moment.

" Tu connais la faiblesse que j'ai.  Le docteur Démocédès, celui qui soignait mon frère, il t'a sûrement expliqué. Je risque, dans les moments de tension extrême, de tomber en catatonie, de paralyser bêtement, comme un cheval rétif qui ne veut pas sauter dans le précipice.

" Ça va m'aider, que tu sois là à partager mon secret. Ça va me rassurer. Si je réussis, ça voudra dire que j'aurai guéri de ces accès de panique.  Quand on a le cadeau d'une guérison, on est tenu d'offrir un coq à Asclépios, en remerciement. Tu le feras à ma place, tu seras le seul à savoir pourquoi ce coq... Ça te va, de m'aider pour ce dernier bout de chemin?"

Jamais, jamais je n'avais entendu Socrate tenir cette sorte de langage. J'étais témoin d'une sorte de miracle. Il me semblait que le vrai Socrate venait au monde. Il y avait de quoi être ému: le vieil homme n'avait plus aucune prétention. Il marchait résolument vers une nuit définitive, sur la seule foi d'une voix intérieure.

Il reconnaissait son infirmité: il savait que ses nerfs pouvaient lui jouer un sal tour, à la toute fin. C'était sage de sa part, de pouvoir compter sur un complice. Oui, j'acceptais ce qu'il me demandait d'être: un passeur pour la traversée d'une rivière. Un passeur qui sait ce qui se passe.



mercredi 21 septembre 2011

36- le miroir embué

" Oui, tu t'en rends compte, je suis troublé par le doute, " m'a dit Socrate. " Tant que ne sera pas complétée cette expérience, comme tu nommes cette traversée de la mort, je ne saurai pas. Vois-tu, ce daemon dont la voix pressante me dit d'aller jusqu'au bout,  jusqu'à boire la cigüe, il ne donne pas d'explication.  Qui est-elle, cette voix?

" C'est bien beau de ma part de vous dire: je suis inspiré par mon daemon intérieur, le gardien de mon âme immortelle... mais mon discours ne fait pas taire le doute que j'ai. Quand tu allumes une chandelle, dans la nuit, tu vois bien la flamme de la chandelle, mais tu la vois parce qu'il y a la nuit tout autour de cette flamme vacillante. Ma foi est enveloppée dans le doute.

" Toute ma vie de philosophe de rue, une vie passée tout entière à bousculer les certitudes de tout le monde, je m'y suis engagée parce que j'y étais poussé par cette voix, par ce daemon. Quand j'ai plongé dans cette façon de vivre, je n'ai pas pesé le pour et le contre: on ne ferait jamais ce genre de décision si on réfléchissait.

" Maintenant qu'il s'agit de mourir, sous le prétexte de vous expliquer la sagesse de ma décision, je me suis mis à réfléchir, je me suis mis à douter. Ma décision vient de plus profond que mon raisonnement, elle est irréfléchie, spontanée.  Est-ce que tu me comprends?"

Bien sûr que je comprenais Socrate. Douter d'une décision qu'on a prise sous le coup d'une intuition, ça ne signifie pas rejeter cette décision.



mardi 20 septembre 2011

35- blanc sur noir

J'allais m'éloigner d'Athènes. Ce matin-là, j'ai dégusté à petites gorgées mon bol de café chaud. Quand on quitte sa maison pour un temps indéterminé, on jette un coup d'oeil tout autour, on vérifie:  le feu est bien éteint, dans le foyer? les fenêtres ne s'ouvriront pas au premier coup de vent? Je faisais donc le tour des pièces de la maison, quand j'ai nettement perçu un appel.

J'ai ce sixième sens, qui me fait entendre ce genre de messages télépathiques. Jamais je ne discute la véracité de ces messages. On me demandait de me rendre sans tarder à la prison. J'ai laissé de côté ma préparation de voyage et j'ai grimpé d'un bon pas la pente raide qui mène au cachot.

" Je t'attendais, merçi d'être venu aussi vite", m'a dit Socrate.  Je me suis assis par terre, près de mon ami enchaîné. J'ai attendu la suite. Ça devait être exceptionnel, car Socrate n'était plus le bavard incontinent qu'il était toujours. Il gardait silence.

Finalement, il a poussé un bon soupir. Puis il s'est secoué. J'aurais même dit qu'il s'ébrouait, comme un chien se secoue quand il sort de l'eau.  Socrate s'extirpait d'une sorte de torpeur. " Alors, qu'est-ce qu'ils t'ont dit?"  J'ai continué mon attente silencieuse: je savais qu'il finirait par accoucher de ce qui le tracassait.

" Oui, qu'est-ce qu'ils t'ont dit, ceux que tu es allé consulter à mon sujet?  Je ne te demande pas de me dire qui tu es allé voir. Dis-moi:  est-ce qu'ils m'approuvent?  Est-ce qu'ils me condamnent? "

Socrate doutait. À moins d'être carrément fou, c'était bien normal de sa part de douter.  J'avais la responsabilité de ne pas manipuler ce doute, d'y être présent seulement, sans pousser à gauche ni à droite.  " Ils m'ont dit, Socrate, de respecter ta décision. Ils m'ont dit que tu menais une sorte d'expérience. "

" Ça me fait du bien que tu me dises cela. Une expérience... Je ne l'aurais pas nommé ainsi, mais ce n'est pas bête. Tu as dû visiter quelqu'un qui en mène, des expériences, pour parler ainsi!"   Je n'ai pas répondu. Je n'allais pas lui raconter ni Freud ni Galilée. Socrate m'a demandé de lui remplir un gobelet d'eau fraîche.  Il s'est désaltéré.


lundi 19 septembre 2011

34- Ce qui change sous l'écorce

Ce 24 heures d'absence me semblait avoir été une vacance de plus de quatre semaines:  je rentrais à Athènes tout oxygéné par cette rencontre avec le professeur Galilée.

Ma vieille ville, avec son  Parthénon tout neuf sur l'Acropole, n'avait pas changé d'un iota. Je retrouvais ce vent impitoyable que j'avais quitté la veille, un vent qui cherchait à plaquer aux murs tous ceux qui se risquaient à mettre le nez dehors. De toute évidence, Socrate allait encore bénéficier d'un sursis à son exécution capitale: les trirèmes n'allaient pas rentrer de Délos par un temps pareil.

Ce soir-là je me suis dirigé tout de suite à la taverne, pour y retrouver le groupe des fidèles.  Je vous le dis une fois de plus: il faut parfois s'éloigner pour mieux voir. Si la tempête continuait à souffler sa fureur dans la même direction, j'ai perçu que l'humeur de mes amis avait viré à 180 degrés. Il avait donc suffit de 24 heures pour qu'advienne un profond changement.

Comment le décrire?  C'était partout et nulle part: dans le ton de leurs voix, dans les gestes qu'ils ne faisaient plus, et même dans leur façon d'être là. Tenez, j'aurais juré qu'ils ne tenaient plus leur coupe de vin de la même manière. Je cherchais à mettre un mot sur cette nouvelle attitude qui avait gagné chacun d'eux. En musique, on aurait dit qu'ils étaient passés du dièse au bémol.

Ils racontaient que Socrate avait reçu la visite de son épouse et de ses deux grands escogriffes de fils. Il faut dire qu'il était un peu tard pour  commencer à s'occuper d'eux. Je crois que Socrate les avait toujours abandonnés à l'influence de leur mère, comme si lui, le philosophe chargé d'une mission, il avait eu mieux à faire, en allant éduquer les inconnus de l'agora.

L'émotion qui nous avait soulevés, quand nous avions organisé un comité de défense de Socrate, cette émotion avait disparu, comme soufflée par les grands vents. Ce qui se présentait maintenant était tout autre chose:  chacun, pour ainsi dire, faisait sa valise.

Xénophon retournait en Asie rejoindre ses mercenaires. Le jeune Platon, encore en convalescence, préparait son tour du monde, à commencer par l'Egypte. Thrasybule, de son côté, laissait entendre qu'il allait repartir en campagne contre Sparte à la première occasion. À bien les regarder, j'ai enfin compris ce qui se passait: c'était l'effet Socrate.  Tout partait de l'attitude nouvelle de notre ami:  Socrate quittait enfin le monde des discours, pour passer à l'acte, de la façon la plus drastique qui soit. Et voilà que chacun de ses amis, comme soulevé par une même vague, reprenait en main son destin, réorientait sa vie, sans plus attendre.

C'était bien ce que je lisais dans cette sorte de détermination  qui colorait les gestes et les paroles de mes amis. Pour ma part, je savais nettement que je me remettrais en route dès le lendemain.



dimanche 18 septembre 2011

intermède du dimanche: Tim illustrateur

l'auteur: vous êtes d'accord, parfois c'est mieux demain plutôt qu'aujourd'hui (point de vue de celui qui repousse à plus tard un travail, se disant qu'il y aura encore du temps... je fonctionnais comme cela du temps des études. Mauvaise habitude, mais pas de blâme n'est ce pas).

Aujourd'hui la petite Iris, 2 ans, prenait des volumes et me les apportait, au hasard n'en doutez pas. Ainsi elle dépose sur moi:  Zola, Germinal. Je n'ai jamais lu un roman de Zola. Un peu tard pour commencer ce qui aurait dû... mais je feuillette le volume, pendant que la petite Iris empile d'autres volumes sur son grand-père.

Surprise de taille!  Le roman de Zola est truffé d'illustrations: des dessins qui me saisissent. Quel est ce type qui dessine ainsi?  C'est rempli de traits approximatifs, comme des toiles d'araignée qui finissent par cerner des têtes, des personnages...

Je trouve finalement une petite ligne qui donne le nom de l'illustrateur: Tim.  Rien d'autre.  J'ai emporté le livre pour mieux regarder les illustrations.  Peut-être que je vais lire le roman. En tout cas, la préface est intéressante, par Henri Guillemin. Mais je suis allé à la recherche de Tim, sur Wikipedia:  il s'agit donc de Louis Mitelberg.  Je vous laisse découvrir. Pas question que je mâche tout d'avance, ça vous enlèverait du plaisir.

Souhaitez-moi d'avoir du courage demain:  faudra faire face à Socrate, vu que les vacances chez Galilée sont terminées.



samedi 17 septembre 2011

33- l'accolade

J'allais décevoir Galilée: il aurait voulu apprendre un truc pour visiter de lointains amis! Une fois qu'on a brisé les vieux dogmes d'autrefois et qu'on a fait le saut Copernic dans le monde des sciences, on a la souplesse d'esprit pour s'ouvrir à d'autres surprises. J'ai répondu de mon mieux au professeur, tout en sachant que je ne lui répondais pas:

" Pour voyager à travers les siècles,  il faut d'abord lâcher prise. C'est ce que vous faites quand vous rêvez, la nuit: vous vagabondez sans tenir compte des époques, vous visitez le passé et le futur. Votre contemporain, Shakespeare, il s'en rend bien compte. Pour lui, ce qui se passe le jour pourrait bien être un rêve, alors que les rêves de la nuit pourraient bien être la vraie réalité. Comment savoir?  Peut-être même que ces deux réalités peuvent coexister, sans qu'on aie à choisir!

" Vous me demandez si je suis un des vôtres... J'essaie, professeur, j'essaie! C'est un long apprentissage, pour chacun, d'être moins isolé des autres. Je crois que plus on devient soi-même et capable de quitter le troupeau, comme vous l'avez fait, plus on a des chances de rejoindre l'autre. En surface, nous sommes tous séparés, comme des arbres. Nous nous effleurons seulement.  C'est seulement par nos racines les plus profondes que nous touchons les racines des autres...

"  Je dirais que tous nos discours servent à créer une pelure d'isolement, surtout ces discours qui parlent de fraternité humaine: ils donnent l'illusion d'une fusion, tout comme une foule qui applaudit.  Il faut descendre dans le silence. Je parle d'un véritable silence, celui d'un cerveau qui garde silence.

" Professeur, ce temps que nous avons passé ensemble nous a rapprochés un peu.  À travers moi, Socrate mange à votre table, il dort sous votre toit... les séparations s'amincissent!"

J'ai vu le visage de Galilée se détendre. Son oeil valide souriait. Il m'a dit une chose étonnante, en me reconduisant gentiment vers la sortie de sa villa:

" Ma fille Virginia parlait comme vous le faites. J'ai l'impression étrange d'avoir reçu une visite d'elle. Vous savez, quand on établit la formule algébrique de l'accélération d'un corps en mouvement, on est rassuré. Tenir un caillou dans sa main, ça nous rassure aussi. Je me demande si tout l'effort scientifique ne tend pas simplement à nous rassurer!

Nous nous sommes donnés une accolade d'adieu.

" Vous savez bien, professeur, que c'est aussi le contraire! On est chercheur, pour quitter une croyance, pour enfin perdre pied!"
Je me suis engouffré dans la rue. C'était la pénombre.



vendredi 16 septembre 2011

32- Voyager dans le temps

Galilée me demandait de parler de moi. Évidemment, ça n'était pas courant dans sa vie de recevoir chez-lui un visiteur de l'époque de Périclès:

" Qui je suis? Je ne me pose pas cette question, car la réponse m'échapperait. Tout comme pour vous, professeur. Vous pourriez m'expliquer vos origines familiales, votre naissance, mais ça ne dirait rien sur la lumière de votre esprit: vous êtes un mystère pour vous-même. Qui je suis? Un chercheur, tout comme vous, professeur.

" Vous allez me demander, je le devine, pourquoi je cherche à sauver Socrate de la cigüe, n'est-ce pas?"
- " Oui, j'avais cette question sur le bout de la langue"...
- " Professeur, je ne cherche pas à prolonger la vie de Socrate. Vous-même vous m'avez dit qu'il menait une expérience, qui nous semble déraisonnable, en choisissant d'entrer dans la mort alors qu'il pourrait fuir en exil.

" J'essaie de saisir cette expérience menée par Socrate. Je le vois qui nous inonde de raisonnements sur l'obéissance qu'on doit aux institutions. C'est de la foutaise. Derrière ce paravent de sophismes, Socrate obéit à une voix, celle de son daimon intérieur. Alors je prête l'oreille pour tâcher d'entendre des bribes du discours de son daemon."

Galilée était un homme de laboratoire. Il montait et démontait ses télescopes. C'est cet homme pratique que la curiosité tenaillait, quand il m'a questionné de nouveau:

"Comment faites-vous pour aller et venir à travers les siècles? Êtes-vous un des nôtres?"



jeudi 15 septembre 2011

31- Entre chien et loup

Galilée et moi, nous avons compris que l'entretien s'arrêtait maintenant. Cela ne signifiait pas qu'il me donnait mon congé, au contraire:
" Prenons un peu de repos, si vous voulez bien. J'apprécierais beaucoup avoir un dernier échange avec vous, avant votre départ. Que diriez-vous si on se retrouvait ici, en fin d'après-midi?  D'ici là, vous aurez accès à mon laboratoire, à ma bibliothèque.  En début de soirée, vous pourrez quitter la villa en sécurité: nous avons observé que la surveillance de nos geôliers se relâche, quand la terre s'éloigne du soleil, entre chien et loup".

Les heures suivantes je n'ai pas revu Galilée: peut-être qu'il voulait s'isoler dans sa chambre. Quand on m'a servi à dîner, le professeur ne s'est pas présenté à table. En après-midi, j'ai fureté longuement dans ses livres: j'avais tout un monde à découvrir.

Fin d'après-midi, on m'a prévenu que le professeur me rejoindrait dans le petit salon: je m'y suis rendu. Aussitôt arrivé, Galilée n'a pas perdu un instant, il a attaqué directement: " Vous voyagez vraiment dans le temps?  Parlez-moi de vous..."


mercredi 14 septembre 2011

30- le cerveau qui écrit

" Comme c'est curieux... Vous avez nommé Virginia, au moment-même où j'allais vous parler d'elle..."  Galilée déposa sa pipe, laissa passer un temps de silence.  Les volutes de fumée disparaissaient lentement. Puis il reprit le fil de ses idées:  " Virginia ne me parlait pas.  Elle m'écrivait. Depuis qu'elle a su écrire, elle m'a écrit des lettres.  Elle avait découvert qu'elle pouvait me dire beaucoup plus de choses, et d'une manière qui était différente, en m'écrivant. J'ai des centaines de lettres de Virginia.

" Au début, je croyais que c'était un jeu d'enfant:  j'entrais dans son jeu, je répondais à ses lettres. Puis j'ai fait la découverte étonnante qu'on a un double cerveau. Le Galilée qui écrit n'est pas celui qui parle. Dans une conversation, j'utilise des mots qui ne sont pas les mots de l'écriture.  Un vocabulaire différent se présente sous ma plume. Des idées et des émotions différentes aussi. Il n'y a pas deux Galilée, évidemment, mais j'ai découvert qu'il y a des strates différentes qui s'expriment chacune à leur manière. Je crois que notre cerveau est comme un théâtre où plein de personnages entrent en scène.

" Quand j'écrivais à Virginia, je vivais un autre roman. Nous ne sommes pas un livre mais plusieurs livres. Nous ne sommes pas une seule histoire... J'ai donc vécu une relation très spéciale, très particulière, avec ma fille Virginia, parce que nous nous écrivions toujours.  Échanger avec des paroles nous semblait vide, d'une certaine manière. Tenez, nos lettres, c'était comme s'exprimer avec une musique, avec des mélodies.  L'écriture est un langage tactile, matériel, qui touche les yeux comme une sculpture animée, qui laisse la trace de ses pas.

" Nous choisissons beaucoup de ces choses surprenantes qui nous arrivent. Ce procès de l'Inquisition, j'aurais voulu lui échapper, me trouver en Hollande plutôt qu'à Rome. Et pourtant, sans doute que j'ai choisi de vivre ce procès et cet emprisonnement. Ce n'est pas notre tête qui fait cette sorte de choix. C'est notre intuition profonde, celle qui dirige le sens de notre vie.

" Cette sentence de l'Inquisition, elle m'a ramené ici, et seulement ici. J'étais donc tout proche de Virginia, chaque jour, car son couvent est voisin d'ici.  Tout proche d'elle, cette première année de mon emprisonnement, qui a été la dernière année de la vie de Virginia.  Ma prison m'a permis de ne pas m'échapper ailleurs. Cette prison m'a ramené là où je devais être, proche de Virginia, pour vivre avec elle les derniers mois de sa vie.


mardi 13 septembre 2011

29- L'autre intelligence

Galilée en avait terminé avec son récit, je pouvais le quitter maintenant. Curieusement une force insistante me disait de rester là où j'étais, et de m'apaiser.  Galilée aussi devait sentir une émotion semblable: il se donnait un répit, une petite vacance.

Il s'est levé, s'est approché d'une boîte de métal. Quand il a soulevé le couvercle de cette boîte, j'ai senti un arôme tout à fait inconnu.  " C'est du tabac... vous allez connaître un de mes vices!"  a dit le professeur, en se moquant.  Il m'a expliqué ses gestes, à mesure qu'il bourrait sa pipe d'ébène. Il s'est servi d'une braise du foyer pour allumer sa pipe.  J'ai senti cette odeur toute nouvelle, pendant qu'un nuage bleu flottait dans la pièce.  " Nous parfumons le tabac avec le sucre de cane... Toute l'Angleterre s'est mise à fumer, toute la Hollande aussi... ça nous repose de l'encens des églises!"

Sans aucune transition, je lui ai posé cette question à laquelle je ne pensais pas, une question qui m'est venu sans prévenir:  " Est-ce qu'il faut laisser Socrate en paix, et ne plus insister pour qu'il parte en exil?"
Galilée a tiré quelques bouffées sur sa pipe.

La réponse est venue: " Laissez-le aller au bout de son expérience.  Ce n'est pas un caprice, le choix qu'il fait d'aborder la mort, alors qu'il pourrait s'éloigner. Lui seul saura s'il fait un bon choix. Il a l'habitude de nous surprendre. C'est très audacieux de sa part. Je dirais qu'il mène une expérience, celle qui résume toutes ses recherches. Au bout d'une vie de raisonnement, il choisit d'entendre une autre voix, qui vous paraît déraisonnable. Socrate est un homme complexe..."

D'autres questions me venaient. Les volutes de fumée du tabac m'entraînaient ailleurs.  Je me suis surpris de m'entendre lui dire:   "Parlez-moi de votre fille Virginia"

lundi 12 septembre 2011

28- Exit Bellarmin

C'était quarante ans de sa vie que me racontait Galilée.  Je prenais connaissance d'un monde partagé entre deux camps ennemis.  D'un côté, une Eglise gardienne de paroles dites par un Dieu.  De l'autre, une communauté de scientifiques qui regardaient d'un oeil neuf tout l'univers, avec des outils d'observation et de mesure qu'ils inventaient.  Il n'y avait rien de tel dans le monde de Socrate.

Dans son récit, Galilée en arrivait au chapitre de son procès:
" Un jour, j'ai appris la mort de Bellarmin. Puis nous est arrivée la nouvelle de la mort du pape Paul 5, dont Bellarmin était l'ombre. Si vous saviez quel soulagement j'ai ressenti!  Je connaissais bien le cardinal Barberini, devenu Urbain 8, le nouveau pape. Je le savais moins drastique que son prédécesseur. Tout me permettait de croire qu'il allait permettre la liberté de recherche pour les hommes de science.

" Ce pape m'a demandé d'écrire, sans parti pris, les deux versions qui s'opposaient: celle de Copernic, avec un monde qui tourne autour du soleil, et celle de Ptolémée, avec la terre comme centre immobile de l'univers.  Le pape donnait ainsi sa chance aux deux options. J'ai donc fait ce travail, publié sous forme de dialogue entre avocats qui défendent chacun leur cause.

" Quel imbécile j'ai été!  La tentation était trop forte pour moi:  j'ai donné la bonne place à l'argumentation qui défendait Copernic, et j'ai fait jouer un rôle piteux à l'avocat qui défendait la tradition. Je le ridiculisais, en lui donnant comme nom Monsieur Simplet. J'aurais pu tout aussi bien l'appeler Monsieur le Demeuré.

" Mes ennemis ont fait comprendre au pape que j'avais trahi sa confiance. Aux yeux de tous, c'était lui, le simplet, à qui j'avais joué ce tour perfide. Il ne me l'a jamais pardonné. Le saint Office m'a fait un procès qui exigeait que je renonce à tout ce que j'avais défendu. On m'a fait comprendre que la torture n'était pas exclue, si je m'obstinais à louvoyer avec eux.

' C'était il y a quatre ans. Depuis, je suis dans cette prison résidentielle, et je n'en sortirai pas vivant. Il était exclus que je m'exile en Hollande, comme ce Descartes l'a fait:  j'avais mes deux filles tout proche d'ici, au couvent. Je ne pouvais pas les abandonner. Et puis ma prison a une fenêtre qui donne sur un grand espace, celui de la science: je continue mes travaux. Du moins, avec l'oeil qui me reste. Mais j'ai appris la prudence:  si je fais un mauvais pas, mes ennemis me ramèneront dans les geôles du saint Office à Rome. On n'y pratique pas la science, je vous assure.

" Est-ce que votre démarche ici a été fructueuse?  J'ai essayé d'être le plus précis possible, pour vous permettre de trouver ce que vous cherchez. J'ai compris que vous êtes venu ici pour aider votre ami Socrate. Comme j'aimerais lui tendre la main! Mais je n'ai pas votre privilège, je n'habite que ce monde..."


dimanche 11 septembre 2011

27- Les prophètes d'Israel

Je voyais bien que Galilée voulait en finir avec tout ce récit. Le savant avait des travaux à poursuivre, la fièvre des découvertes ne l'avait pas quitté. Je l'ai laissé poursuivre:

" C'était il y a vingt ans. J'avais écrit une lettre à la Grande- Duchesse de Lorraine. Mon ami, le professeur Benedetto Castelli, était inquiété pour avoir soutenu la thèse de Copernic. J'ai voulu lui apporter mon soutien: c'était avant qu'on m'interdise d'agir ainsi. J'écrivais que dans le domaine des phénomènes physiques, la Bible n'a pas de juridiction. Ma lettre à la Grande-Duchesse, si elle était tombée dans les mains de l'Inquisition, elle aurait pu allumer un bûcher sous mes pieds, comme le bûcher de Bruno.

" Chez-vous, en Grèce, vous connaissez une liberté que nous avons perdue ici depuis treize siècles. À Athènes, vos savants ont la liberté de réfléchir et de s'exprimer. Vous n'avez pas à vous soucier de la Bible des Juifs.  Quelle extraordinaire liberté vous avez!  Si le coeur vous en dit, vous vous rendez dans un sanctuaire d'Apollon consulter un oracle: il répond à votre question, au nom du dieu. Vous participez aux grandes festivités nationales. Vous êtes des citoyens libres dans une démocratie qui formule ses lois.

" L'Eglise romaine a abattu toutes les idoles d'autrefois, pour ne reconnaître que la Bible écrite par les prophètes d'une préhistoire juive. Les seuls oracles pour interpréter ces textes hébreux, ce sont les hommes au pouvoir dans l'Eglise de Rome. Ils ont toute juridiction sur la pensée des citoyens, que ce soit une affirmation scientifique ou pas. Je vous assure que le pape qui m'a interdit d'enseigner Copernic, par l'entremise de son ami le cardinal Bellarmin, il ne doutait pas de sa juridiction.

" La Renaissance m'avait semblé un raz-de-marée qui emportait les vieilles digues. Les découvertes se succédaient en cascades, c'était un monde en ébullition, nous étions en euphorie dans chaque discipline universitaire. Je croyais que nos savants prélats allaient se réjouir avec nous de tous ces horizons neufs.

" Ils possédaient déjà toute la vérité sur tout. Yahvé avait inspiré ses prophètes pour l'écriture de la Bible, et Yahvé continuait à inspirer son Eglise. Toute nouvelle connaissance scientifique devait passer le test de sa conformité avec les textes des prophètes d'Israel. Eux seuls, les prélats de l'Eglise romaine, pouvaient en juger, avec un droit de vie ou de mort. Penser autrement qu'eux, c'était tomber dans l'hérésie protestante, c'était aller vers le bûcher et l'enfer.

" Oui, quelle chance vous avez encore, dans cette Athènes où vous allez retourner.  Le tsunami n'a pas encore noyé toute liberté de penser, chez-vous"


samedi 10 septembre 2011

26- Le coq gaulois

Je venais de glisser dans le sommeil.  Misère!  Les coqs des fermes voisines se sont mis à claironner le lever du jour!  Ces coqs italiens, ils m'ont semblé encore plus insistants, plus tonitruants que les coqs du Portugal. J'étais donc réveillé pour entendre le grattement discret à la porte de ma chambre d'hôte. On venait me prévenir que je pouvais rejoindre le professeur à la salle à dîner.

Galilée avait l'air aussi amoché que moi. Il m'a expliqué:  " Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Mon oeil valide, cela va sans dire!  Après vous avoir quitté, hier soir, on m'a remis un colis qui avait réussi à passer sous le nez de mes geôliers. Regardez: c'est un ouvrage qui vient d'être édité à Leyde en Hollande. L'auteur est un français, un certain Descartes. Son livre m'a tenu en haleine toute la nuit... Une oeuvre majeure... Ce Descartes démontre bien que toute démarche scientifique met de côté toutes les vieilles certitudes, pour n'accepter que ce qui passe le test de l'expérimentation et se traduit en langage mathématique. Exactement ce que je défendais, avant mon procès.  Il paraît que ma condamnation à enseigné la prudence à Descartes: il a quitté la France pour écrire à l'abris de l'Inquisition. ¨

Cette publication qui lui arrivait de Hollande, pour moi c'était une pièce de plus dans le puzzle. Tout ce que j'avais lu, au cours de la nuit, s'amalgamait pour donner une image claire. La situation de Galilée n'avait rien de comparable à celle de Socrate. L'un était un scientifique, l'autre, un philosophe. Pour Socrate, mourir pouvait ajouter à son plaidoyer philosophique, tout comme sacrifier sa vie a du sens pour un martyr. Au contraire,  mourir sous l'Inquisition était une absurdité pour Galilée, un drame de stupidité humaine.

Je pressentais que mon enquête chez Galilée allait bientôt se terminer.
Pourtant, j'allais être patient jusqu'à la fin: mon hôte avait bien le droit de terminer son récit. Après avoir déjeuné, nous nous sommes retirés dans cette petite salle de la veille.


vendredi 9 septembre 2011

l'auteur: bon anniversaire

Ce soir c'est mon anniversaire de naissance. Je me fais plaisir de deux façons:  d'abord je vous parle de trois outils utilisés pour le blog d'aujourd'hui.  Puis je vous parle de ce qui est arrivé cette année, pas celle que nous vivons maintenant, mais celle de 1642, comme un exemple de l'utilisation des outils de recherche.

Primo. Vous allez à la BBC (édition des nouvelles d'aujourd'hui 9 septembre 2011), vous choisissez la section News Science and Environment.  On nous présente The Astronomy Photographers of the Year 2011.  N'hésitez pas un instant.  Vous penserez à Galilée, à Ticho Brahé, à Kepler... ils se seraient étouffés en voyant ce ciel et ces étoiles. Ils auraient eu l'émotion d'un aveugle qui tout à coup retrouve la vue. Ou bien vous penserez à Giordano Bruno, lui qui affirmait, malgré les moqueries, l'existence d'une infinité de mondes dans l'univers.  Autre possibilité:  cette nuit c'est pleine lune, ça donne plein de reflets qui dansent sur les vagues du fleuve.

Deuxième outil, une brique démodée:  éditée par Larousse, La Chronique de l'Humanité.  Chaque page présente, pour une année à la fois, un peu comme un magazine illustré, les nouvelles politiques, littéraires, scientifiques. Intéressant et incomplet.

Troisième outil, gros album qui présente, sur sept colonnes, tout ce qui arrive cette année-là. (À partir de la préhistoire jusqu'à aujourd'hui). The Timetables of History, Bernard Grun.  Ça s'occupe davantage de ce qui est britannique que français, mais on y trouve beaucoup. Vraiment beaucoup.

1642.  Le 8 janvier Galilée meurt, dans sa résidence-prison. Comme je le fréquente beaucoup ces jours-ci, cette mort m'attriste, car j'ai de plus en plus d'affection pour lui.
1642. Le pape Urbain 8, qui était prêt à faire appliquer la torture à Galilée s'il ne jurait pas qu'il répudiait toutes ses affirmations hérétiques (comme de dire que la terre tourne autour du soleil), ce pape passe aux choses sérieuses:  il interdit l'usage du tabac, un produit du diable, un poison suspect qui produit des hallucinations et brise les familles.  Je n'ai pas d'affection pour Urbain de ce chiffre.
1642, Rembrandt, à Amsterdam, a peint  La ronde de nuit. J'aime Rembrandt, beaucoup.
1642. Chomedey de Maisonneuve fonde Ville-Marie (Montréal). Les sulpiciens sont du projet. Si je ne me trompe pas, les sulpiciens avaient des tendances jansénistes. Pas d'affection.
1642. Angleterre.  Les puristes font fermer tous les théâtres du pays.  (ils resteront fermés durant 18 ans)  Heureusement les pièces de Shakespeare avaient été présentées les années précédentes.
1642. France.  Mort du cardinal Richelieu.  un politicien très actif. Beaucoup de soutane rouge.
1642.  La relève.  Naissance d'Isaac Newton.  Tout un personnage. Pas d'affection.
1642. La Côte d'Ivoire passe du Portugal à la Hollande
1642:  Découverte de la Tasmanie et de la Nouvelle-Zélande.
........  Évidemment, il y a plein d'autres informations, vous les trouverez si cela vous attire.
Tout ça, pour vous dire que le passé colore le présent, lui donne de la perspective, une troisième dimension. Question de point de vue:  1642 n'est pas loin de maintenant. Bon anniversaire!


jeudi 8 septembre 2011

25- un vent de folie

À ce moment, Galilée a gardé le silence. Cela marquait un tournant dans son histoire. Quand il a repris son récit, même sa voix avait baissé de registre:

" C'est alors que nous est arrivée de Hollande la description d'une lunette astronomique qui grossissait trois fois: on en disait des merveilles.  Dans mon atelier, j'en ai fabriqué une semblable, mais qui grossissait six fois. Je ne me suis pas arrêté, je perfectionnais, j'innovais, j'en ai fabriqué des dizaines, toujours en les rendant plus performantes, jusqu'à atteindre un grossissement de vingt fois.

" J'ai installé une de ces lunettes miraculeuses sur la Place saint Marc, à Venise.  J'ai invité les notables du Sénat à venir voir l'invention. J'avais braqué l'objectif sur la lointaine île de Murano:  voilà que Murano nous devenait toute proche. Et puis j'ai offert cette précieuse lunette à la Cité de Venise. Ils en voyaient bien la précieuse utilisation militaire.

" Je suis devenu la vedette du jour. Partout les conférences, les invitations, les démonstrations, les commandes. Une apothéose. On m'a doublé mes appointements, on m'a garanti à vie mon emploi.  C'était comme une tornade médiatique:  le succès est dangereux, vous savez. J'ai perdu pied.

" Avec cette lunette astronomique, je me suis mis à observer le ciel, à faire d'étonnantes découvertes. J'avais la tête dans les nuages, et j'ai perdu le sens du danger. Avec tous ces protecteurs, tous ces louangeurs,  j'ai cru que je pouvais respirer large, me permettre de penser à voix haute. J'ai été bien présomptueux. J'ai bien mal calculé la résistance au changement de ce monde du Moyen-Âge.

" L'Église venait de vivre la contestation de Luther, la séparation entre catholiques romains et protestants. Rome s'est durcie autour d'un noyau de dogmes, au Concile de Trente. Elle s'est mise à tout contrôler, tout censurer. Je n'ai pas compris à temps qu'il était dangereux de m'éloigner de Venise. Mes amis me prévenaient mais j'étais sourd. "

On a frappé discrètement à la porte.  Un serviteur discret, celui qui m'avait accueilli en début de soirée,  s'est approché de Galilée, lui a parlé à l'oreille. Galilée a acquiescé et s'est levé:

" Nous continuerons demain matin, si vous voulez bien. Demeurez avec nous cette nuit, on vous a préparé une chambre. Ce serait imprudent d'ailleurs de quitter maintenant la villa: nous sommes sous surveillance policière. "  Il a quitté à pas lents, handicapé par ses rhumatismes.

Cette nuit-là, je n'ai pas dormi. On m'avait prêté les cahiers où Galilée avait noté, au fil des jours et des années, toute l'activité scientifique qui le rejoignait. C'était époustouflant. À l'aube seulement j'ai fermé les yeux.




24- Lévitation

La soirée avançait. À sa mine fatiguée, je comprenais que Galilée allait devoir se reposer, mais le vieux professeur continuait son récit:

" Quand j'ai obtenu ce poste d'enseignement à Padoue, celui qui avait été refusé à Bruno, je suis entré dans une vie trépidante qui ne s'est jamais ralentie, pendant ces dix-huit ans où j'ai travaillé dans ce laboratoire d'idées. Vous n'avez pas idée de l'effervescence de cette époque! Une fièvre nous a tous gagnés, les scientifiques. Nous étions constamment à l'affut des travaux des confrères de toutes les capitales d'Europe. Dans chacune des sciences, les découvertes se précipitaient.  Depuis des siècles, rien de tel ne s'était passé.

" Je vous ai dit que je travaillais dans un laboratoire d'idées: ce n'est pas exact. Je suis un manuel, vous savez. C'est de famille, notre intelligence est dans nos mains. Ce laboratoire d'idées, c'était aussi un atelier de bricolage incroyable. Pour mes travaux de recherche, je perfectionnais les instruments de l'époque, ou bien j'inventais un nouvel outil quand il n'y en avait pas.  Ces inventions me propulsaient dans des recherches pleines de possibilités inédites.

" J'ai inventé le microscope:  un monde d'observations s'ouvrait. Ensuite, pour mesurer l'effet du froid ou du chaud sur différents liquides, puis sur les solides, j'ai inventé le thermomètre... J'ai ensuite perfectionné le compas de proportion: si vous aviez vu l'effet que cela a produit chez les architectes: il leur devenait facile de calculer les arches des ponts en construction.

" C'était à la fois du pratique  et de la science théorique. J'ai inventé une pompe à eau, puis j'ai établi une formule algébrique pour le mouvement accéléré. J'expérimentais sur les aimants. J'étudiais la trajectoire des solides dans un espace sous vide:  j'ai ainsi calculé la courbe parabolique de la  trajectoire des projectiles. Tout cela trouvait une application militaire, utile pour les ambitions de Venise. "

Je réalisais que j'étais loin d'avoir affaire à un philosophe buté sur une idée fixe. Galilée était un kaléidoscope, un feu roulant d'inventions passionnantes.


mercredi 7 septembre 2011

L'auteur: les silences en musique

J'accumule les informations sur Galilée, il n'en manque pas. Mon ami Demontigny m'a fait connaître de bons liens qui me permettent de consulter, d'apprendre quelle a été la vie de cette famille. Encore une fois, il y a ce lien inattendu entre la musique et les mathématiques, entre l'art et le rêve scientifique.  Le père de Galilée était luthier, qui réfléchissait et écrivait sur la musique. Le fils de Galilée, qui porte le même prénom que son grand-père, Vincenzo, est aussi musicien, poète. Il étudie en droit, mais s'occupe à inventer de nouveaux instruments de musique! Ça me rappelle Kepler, contemporain de Galilée, astronome fasciné par le mouvement des planètes, qui en dessinait la courbe, et qui notait la musique différente de chaque planète!

Galilée perfectionne la lunette astronomique inventée en Hollande: elle grossissait 3 fois, celle de Galilée grossira 20 fois.  Avec ses yeux malades, il observe les phases de Vénus, les lunes de Jupiter, les taches sur le soleil, la hauteur des montagnes sur la lune.  Et puis il crée le premier microscope: ça n'a pas inquiété le Saint Office. Ce qui vient perturber l'Eglise, c'est l'affirmation qu'il faut apprendre à lire l'Univers, non dans la Bible mais avec nos yeux et notre cerveau. Galilée dit que l'alphabet de cette écriture, dans laquelle s'écrit la connaissance du monde, c'est le triangle, le cercle, les formes géométriques. Aristote et Saint Thomas d'Aquin s'effondrent:  ça secoue les mitres sur la tête des cardinaux. Ils ont décidé qu'ils sont les seuls qui peuvent dire ce qui est le vrai et le faux dans la science. C'est une lutte de pouvoir, et en 1600 l'Eglise brûle les hérétiques depuis quatre siècles au moins.

Nous sortons à peine de cette époque. Quand c'est le jour, on oublie la nuit qu'on vient de quitter. Ceux qui ont vécu dans cette nuit ont vécu un cauchemar.

Mais il faudra revenir bientôt à notre ami Socrate.  La visite chez Galilée, même si elle est passionnante, ne pourra pas s'éterniser:  les heures de Socrate sont comptées.



lundi 5 septembre 2011

23- Botticelli et Leonardo

Je tâchais d'emmagasiner dans ma mémoire cette vie que Galilée me racontait. J'étais sans doute une des rares personnes qui en auraient le privilège:

" Je vous ai parlé de cette peur qui ne m'a jamais lâché depuis que j'ai assisté au terrible supplice: quand l'Inquisition a brûlé vif Giordano Bruno, sur la Place du Marché des Fleurs.

" Il y a aussi l'amour dont je dois vous parler.  Vous comprendrez pourquoi je devais rester en vie, coûte que coûte, et accepter de tout renier.

" Quand j'ai quitté la place du supplice, après la mort de Bruno, je suis rentré au plus vite à Padoue. Il était temps que je rentre à la maison: mon amoureuse, Marina, accouchait de notre première fille, Virginia.

" Marina et moi, nous n'étions pas mariés. Disons que les circonstances ne permettaient pas de célébrer un mariage à l'église, mais on célébrait l'amour. Marina, c'était une vénitienne belle comme ces modèles de Botticelli et de Leonardo.

" L'année suivante, nous est venue une deuxième fille, Livia: la vraie jumelle de sa soeur.  Cinq ans plus tard,  elles ont eu un petit frère. Il porte le nom de son grand-père, Vincenzo.  Ces trois enfants, ça été ma vie, tout autant que la recherche scientifique, je vous assure.

" La vie est imprévisible: en 1610, la belle Marina m'a quitté et j'ai pris la charge des trois enfants. Je devenais le père et la mère. "


dimanche 4 septembre 2011

note: il pleut sur la ville

L'auteur:  Nous sommes donc chez Galilée. Il est vieilli, usé par les rhumatismes, et à moitié aveugle. L'Eglise l'a confiné en prison chez lui, avec interdiction de visiteurs. Galilée raconte pourquoi il s'est écrasé à la fin de son procès, prêt à tous les reniements, pour qu'on le laisse en vie.

C'est un coup de tête, cette décision subite d'aller chez Galilée. Il y a Socrate qui attend dans sa cellule:  quand arriveront les deux navires qui sont allé aux festivités de Délos, la sentence de mort va s'appliquer pour lui.  On l'a accusé d'impiété, comme on l'a fait pour d'autres citoyens de son époque, et ce crime est passible de mort ou d'exil... Socrate ne veut rien entendre quand ses amis ont tout arrangé pour qu'il puisse éviter la mort et s'exiler... Tout le contraire de Galilée, qui s'accommode de l'exil pour échapper à la mort. La motivation de Galilée pourrait-elle se communiquer à Socrate?

Aujourd'hui j'en arrivais à Virginia, la fille ainée de Galilée. Il me fallait vérifier un peu la vie de famille de Galilée, le nom de son épouse, etc.  J'ai découvert qu'il y avait beaucoup à lire et à comprendre sur la vie de Galilée, j'y ai donc passé pas mal de temps, mais cette recherche doit continuer un peu.  Le danger qu'il me faut éviter, c'est de m'éloigner trop longtemps de Socrate. C'est tentant d'entrer plus profondément dans la vie de Galilée.  Tenez, par exemple:  ce Robert Bellarmin, ça me démange le lui faire un nouveau procès. On sait qu'il n'y a pas si longtemps Rome lui a fait un procès de canonisation.  Alors, le saint jésuite, un bourreau de l'Inquisition, nous nous mettions à genoux pour l'invoquer, lui qui envoyait les scientifiques de son époque au bûcher, s'ils ne renonçaient pas à l'hérésie de croire que la terre tourne autour du soleil!  Ora pro nobis. Mais faut résister, et m'en tenir à l'histoire de Socrate...

Je vous raconte où j'en suis dans cette écriture: nous sommes des complices dans cette aventure.  Et puis il y a un plaisir à voir comment se construit ce récit, au fur et à mesure qu'on avance dans cette rivière souterraine et qu'on découvre des salles pleines de stalactites!





samedi 3 septembre 2011

22- Les mains soignées de Robert Bellarmin

C'est pas tous les jours qu'on peut entendre Galilée qui se raconte... Je ne perdais pas un mot de son récit:
" J'avais croisé le destin de Giordano Bruno, quelques mois avant qu'il se fasse épingler par le St-Office. C'était en 1593:  on avait refusé à Bruno un poste d'enseignement des mathématiques à Padoue. Or, c'est à moi qu'on avait attribué cette chaire de mathématiques!

" Bruno avait donc quitté Padoue, pour aller s'héberger à Venise, chez un diplomate rencontré l'année précédente en Allemagne, le sieur Macenigo. Durant deux mois, Bruno lui avait enseigné ses trucs de mnémotechnie. Quand Bruno avait annoncé son départ pour l'étranger, Macenigo avait couru le dénoncer à l'Inquisition, sans doute pour se protéger lui-même.

" Nos vies tiennent à de subtils hasards... Imaginez: si Bruno avait obtenu cette chaire de mathématiques à Padoue, il aurait pu échapper aux griffes du saint cardinal Bellarmin. J'aurais trouvé un gagne-pain ailleurs.

" C'est à croire que mon destin ne se détache pas de celui de Bruno. Vous en voulez un autre exemple? En 1616, j'ai été à mon tour sommé de comparaître devant ce cardinal Bellarmin, maintenant promus à la tête des Congrégations de l'Index et du St-Office: le bras droit du pape.  Le saint cardinal jésuite m'a reçu dans cette même pièce où il avait dirigé pendant sept ans les interrogatoires de son prisonnier Bruno. J'étais petit dans mes souliers.

" Comme à l'accoutumée, le saint prélat était tout miel, d'une grande affabilité, curieux d'échanger sur mes recherches en astronomie. Il avait glissé cette phrase: "Sans doute que les théories de Copernic vous intéressent... Elles avaient beaucoup d'intérêt pour ce pauvre Bruno... Dommage qu'un type aussi brillant que lui se soit obstiné jusqu'à la fin à soutenir ce que l'Eglise rejette catégoriquement... "  Me croyant habile, j'avais expliqué au cardinal que les travaux de Copernic étaient utiles pour donner des raccourcis dans les calculs des astronomes. On pouvait se servir de ces formules mathématiques sans adopter son hypothèse d'un monde qui tourne autour du soleil.

" Bellarmin en avait fini avec les civilités. Il m'a tendu un document à signer: le pape lui-même l'exigeait. Je devais m'engager à ne jamais soutenir le système de Copernic. Il m'était interdit d'en faire la promotion dans mes paroles ou mes écrits. Vous pouvez me croire, je n'ai pas hésité à signer cette acceptation. Je ne me doutais pas qu'on allait me servir ce document pour m'inculper à mon tour, treize ans plus tard. "







vendredi 2 septembre 2011

21- Au marché des fleurs

Le professeur Galilée m'avait annoncé qu'il m'expliquerait sa peur, celle qui l'avait fait capituler devant les cardinaux de Saint-Office et renier tout son enseignement. Je l'écoutais, attentif à ne pas l'interrompre:
" Cette journée-là je me trouvais à Rome. C'était il y a 37 ans, un 17 février. Cette date n'est pas prête à s'effacer de ma mémoire... Le printemps est parfois hâtif à Rome, cette journée-là était particulièrement ensoleillée.  La foule se pressait au Campo del Fiori, cette place de Rome où les vendeurs de fleurs installent leurs étalages, à côté des marchands d'oiseaux et d'animaux domestiques. Cette après-midi là, les commerces n'ont rien vendu:  la foule leur tournait le dos. Tout le monde se pressait pour voir l'exécution d'un hérétique, qui allait être brûlé vif, condamné par l'Inquisition. Les huit cardinaux, dans leurs toges écarlates, avaient pris place sur l'estrade d'honneur.  Je distinguais le chétif et redoutable cardinal Robert Bellarmin, celui qui avait présidé cette cour ecclésiastique. Il avait dirigé les interrogatoires, durant les sept années de ce procès interminable.

" Je me souviens d'avoir vu le prisonnier qu'on traînait au bûcher: une chaîne entravait sa bouche, pour l'empêcher de dire un mot. Pourtant je vous assure que j'entends ses cris et ses discours, depuis ce jour, dans mes cauchemars.  Il y a eu la lecture de la sentence pour les multiples hérésies de cet homme. Puis le bourreau a allumé les fagots du bûcher. J'ai vu se tordre Giordani Bruno, brûlé vif. J'ai su très clairement que jamais, au grand jamais, je n'aurais le courage d'affronter cet enfer.

" Bruno était mon aîné de seize ans. C'était un prodige, un être exceptionnel. Je le connaissais mais lui ne me connaissait pas. J'avais suivi ses exploits à travers les récits qu'on en faisait: il avait enseigné dans plus d'une douzaine de villes universitaires, en Angleterre, en France, en Allemagne, en Suisse, en Suède, et bien sûr en Italie. Les monarques tenaient à l'attirer à leur cour, pour vérifier si ce qu'on racontait sur ses dons étaient bien réels:  une seule lecture d'un traité lui suffisait pour qu'il en retienne définitivement chaque mot. Son cerveau valait les meilleures bibliothèques.

" Comme moi, Bruno était disciple de Copernic. L'Inquisition le tuait pour avoir tenu, entre autres hérésies, l'opinion blasphématoire d'une terre qui tourne autour du soleil. J'étais une fourmi à côté de ce géant. Je regardais émerveillé quelques milliers d'étoiles dans un télescope qui grossissait trente fois.  Lui, il discernait une infinité de mondes semblables à notre monde. Son cerveau visionnaire se passait de télescope, il voyait l'univers comme personne avant lui ne l'avait vu.

" Cette journée du 17 février 1600, croyez-moi, la peur m'a saisit définitivement."





jeudi 1 septembre 2011

encore cet auteur, faute de mieux

Ben oui, faudra attendre à demain pour la suite du récit, chez Galilée ou ailleurs. L'auteur, il a été pris par tout ce qu'on voudra sauf sa vraie job d'écriture, hé oui, c'est comme ça et pas autrement. Pour le dire mieux:  ce récit d'une visite chez Galilée, surtout s'il commence à nous parler du moine Bruno, ça suppose pas mal de lecture et de réflexion, plus du silence pour trouver le ton juste. Si je me mettais à y penser pour le vrai, je ne me risquerais pas à de l'écriture:  ça va donc rester aussi un jeu, une fantaisie.

Aujourd'hui je me suis demandé ce qui se passait à Québec, du temps où Galilée était en prison à cause de ce qu'il publiait sur l'astronomie. J'ai pensé aussi qu'on ferme vite les yeux sur l'Inquisition, celle de  ces années où l'Eglise avait le gros bout du bâton.  Le franc parler, la liberté de dire ce qu'on pense, ce n'est pas encore dans nos moeurs. Journalistes sans frontières.