Genèse 15. Café-croissant

"  Yahvé Dieu planta un jardin en Eden, à l'orient."
(Genèse, Bible de Jérusalem)


... Dieu dormait comme une bûche quand la tortue ouvrit un oeil. Fine oreille, elle perçut le réveil du serpent: son sifflement s'apaisait. Bientôt tortue et serpent se rejoignirent dehors, devant la grotte.

" Qu'est-ce qu'on fait? " demanda le serpent.
- " On le laisse dormir " répondit la tortue, " les meilleurs rêves nous arrivent en fin de nuit.  Laissons le miracle opérer".
- "Le miracle? "
- " Oui, c'en est tout un. Nous vivons un moment historique! Faudra l'inscrire, avec la date, dans nos Chroniques-de-la-planète-qui-roule."

" De quoi jasez-vous? " ...Dieu venait de surgir dans leur dos, tout juste sorti de la grotte.
- " Tiens, bonjour! " dit la tortue qui ne voulait pas parler de miracle.
" Si on allait plonger dans le ruisseau d'à-côté, pour enlever les toiles d'araignée du cerveau?"  dit-elle, en prenant le sentier.
Dieu et le serpent gris descendirent au ruisseau derrière elle.

Au retour, quand ils rentrèrent dans la grotte, frais et dispos, la tortue les invita à partager son déjeûner: elle savait que ce serait propice aux confidences de Dieu.

" Encore des rêves, cette nuit? " demanda-t-elle, l'air détachée.
- " J'ai rencontré Enkidu, l'ami de Gilgamesh, au pays des morts", commença Dieu, sans se faire prier. " Il m'a tout raconté au sujet de la plante de vie..." dit-il, en regardant le serpent. " C'était toi, ou bien un ancêtre de ta famille, qui a dérobé à Gilgamesh la plante de l'immortalité?"

... Il n'y avait rien d'accusateur dans la voix de Dieu. Simplement il avait la curiosité de savoir, comme un convive qui participe à la conversation...

- " C'était mon arrière-grand-oncle, un serpent noir", répondit le serpent gris.

Genèse 14. L'au-delà

" Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le Jardin"
( Genèse, Bible de Jérusalem)


" Je sors regarder les étoiles et me dégourdir un peu", dit Dieu en s'ébrouant. " Si tu me permets, chère vieille amie, je reviens tantôt dans ta grotte..."  Il disparut dans la nuit.


" Il a une toute autre voix, je ne le reconnais plus" dit le serpent. "Je suis tout remué en dedans..."

- "C'est presque inconcevable" ajouta la tortue, "imagine:  il m'a demandé la permission de revenir! "

- " Je meurs de curiosité, j'ai hâte de l'entendre raconter son voyage chez les morts... " dit le serpent. " Moi-aussi, ça me serait un grand privilège si tu me permettais de rester un peu dans ta grotte"  dit le serpent, en se moquant.

- " Décidément, il se passe tout un changement climatique", remarqua la tortue.

... Les heures passèrent...

Quand Dieu revint, il se glissa sans bruit dans la grotte. La tortue ronflait de bon coeur, et le serpent sifflait dans son sommeil.  Doucement Dieu alla se verser un peu de la concoction magique dans un bol, en apprécia le goût.  Puis il prit le ballon, et s'allongea pour dormir.

(..."J'ai une exploration à continuer", pensa Dieu, " les rêves ne font que commencer, j'ai du temps à rattraper"...)

Il ferma les yeux et partit à la dérive, le ballon serré contre lui.

Genèse 13. Un sommeil agité

" Et Yahvé dit:  Voici que tous sont un seul peuple et parlent une seule langue. (...) Allons! Descendons! Et là, confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres."



... Dieu dormait. Ses lèvres s'agitaient: il rêvait.  La tortue et le serpent se glissèrent dehors, à l'entrée de la grotte, pour parler sans réveiller Dieu:
- "Est-ce qu'on y est allé trop fort?",  s'inquiéta le serpent.
- "Non" répondit la tortue, " si on fait les choses à moitié, c'est à recommencer ensuite.  C'est pour lui un passage nécessaire. Faisons confiance"
 Malgré son apparente confiance, elle aussi tenait à suivre de proche l'évolution de la situation:  "Je retourne près de lui " dit-elle, " je vais le veiller. Ne t'éloigne pas, je t'appellerai quand j'aurai  besoin de toi".

...Les heures filaient. Dieu dormait. C'était le soir avancé, quand Dieu émergea enfin de son profond sommeil:  il ouvrit les yeux puis les referma.  La tortue l'avait observé: elle alla donc prévenir le serpent.

Quand ils entrèrent dans la grotte, ils virent que Dieu avait bougé: il était allé s'asseoir, adossé à la paroi du fond. Il se frottait pensivement le menton.
- "Ça va mieux?" demanda la tortue
- "J'ai fait des rêves étonnants" dit Dieu
- "Ça ne m'étonne pas", dit la tortue, " Raconte..."

...Dieu avait perdu son ton de procureur-accusateur, il était tout autre. Son registre de voix s'était curieusement adouci.
...( "Il revient de loin" ) pensa la tortue
- "Je reviens de loin"  dit Dieu
- "Ah oui? Et où es-tu allé?" demanda la tortue
- "Au pays des morts"  dit Dieu, tout en continuant à se masser le menton.

Genèse 12. Le tableau noir

" Maudit soit le sol à cause de toi "   (Genèse, Bible de Jérusalem)



...(" Que je suis bête de ne pas l'avoir vu avant aujourd'hui, ça m'a passé en dessous du nez ")  pensa Dieu... (" Le serpent sait de quoi il parle: je gage qu'il a mangé de l'arbre de vie dans le jardin de l'Eden: il a de l'expérience... Je brûle de savoir comment il a réussi à me déjouer...")

La tortue fit un clin d'oeil de connivence à son ami serpent. Ça signifiait qu'ils avaient réussi à passer leur message sans trop de dommage. Le choc était passé!

Dieu reprit la parole:  " Oui, c'est évident que tu as mangé de la plante qui empêche de mourir" dit-il au serpent, " Peux-tu le nier? "
...Il avait le ton d'un procureur de la couronne qui brandit l'arme du crime...

Le serpent souriait.  Il dégustait lentement une gorgée de son thé:
" Vraiment bon, ce thé ", observa-t-il.
Intrigué, Dieu porta attention à son bol de thé, en approcha le nez pour le flairer...
Il explosa:  " Mais c'est pas du thé! "
En se tournant vers la tortue: " J'exige une explication! "

-" C'est une décoction spéciale qui nous fait du bien, au serpent et à moi... Ça nous aide à ne pas vieillir trop vite... Toi-même, tu ne sens pas un peu d'effet? "
-" Maintenant que tu le dis, oui je me sens bizarre..." répondit Dieu...   " ...Il y a des ombres qui dansent au fond de la grotte, une sorte de danse macabre... ouf! J'ai des sueurs!... Si tu n'étais pas mon amie, je penserais que tu m'as servi un thé empoisonné!..."

-" Tu es notre ami, c'est vrai, mais ça ne t'empêche pas de donner à tes créatures un destin empoisonné par la mort, tu ne penses pas? " dit la tortue.
-" Mais c'est normal qu'ils meurent! " dit Dieu
-" Tu trouves normal que je meure? " reprit la tortue

... Dieu avait chaud et froid. Sur la paroi de la grotte, les ombres ne se calmaient pas: elles jouaient à grandir puis à rapetisser...
" Je vais m'étendre un peu " dit Dieu, en s'allongeant par terre. La tortue étendit une lourde couverture de laine sur Dieu qui grelottait.
" Respire à fond, ça va passer " lui dit la tortue.

Genèse 11. Le chat sort du sac

" La femme répondit au serpent:  "Nous pouvons manger du fruit des arbres du Jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du Jardin, Dieu a dit: Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort"  (Genèse, Bible de Jérusalem)


... Dieu était rouge de colère, quand il s'adressa au serpent:
"Tes raisonnements te ressemblent bien, ils sont sinueux et insinuants! Jamais je n'ai entendu une stupidité aussi grosse, aussi absurde! Me dire, à moi, l'Eternel, que je fuis l'immortalité!  Si tu n'étais pas un rempant par terre, je dirais que tu es tombé sur la tête!"

...La tortue décida de venir au secours de son ami le serpent:
" Ce que le serpent gris t'a dit, c'est paradoxal mais ce n'est pas stupide. Tu le prends comme si on t'accusait de quelque chose, tu te défends sans écouter. Tu nous a confié que tu ne savais plus qui tu étais, que tu étais dans une impasse, alors on cherche à  t'aider, c'est normal, non?"

Dieu se calma: il faisait confiance en sa vieille amie.
"C'est vrai, je ne me reconnais plus", concéda Dieu. "Mais admettez que c'est un peu fort, insinuer que je suis obligé de créer des êtres qui meurent en série, parce que l'immortalité me pèse!  C'est bien ce que j'ai entendu, n'est-ce pas?"

-"C'était dit autrement mais ça rend l'idée", dit le serpent. "En fait, la tortue et moi, on se dit que ça doit être extrêmement lourd à porter, d'exister depuis toujours, sans même un commencement, et de savoir que ça va durer toujours, sans jamais une pause..."

-"Vous parlez du temps et de l'éternité comme si vous en aviez une certaine connaissance..."  dit Dieu.
Il garda silence, jongleur... Lentement, les pièces du puzzle tombaient à leur place, et une image fascinante prenait forme...
Enfin, les yeux brillants, Dieu regarda le serpent et lui dit:
"Toi, tu as déjà goûté à la plante de vie!"

Genèse 10. Un peu pareil

" Quand les dieux ont créé l'humanité, c'est la mort qu'ils lui ont réservée. L'immortalité, ils l'ont gardée pour eux"
(Épopée de Gilgamesh, mille ans avant la Genèse)


...Le serpent gris finalement s'adressa à Dieu:
"Ta vieille amie la tortue m'a demandé de participer à cette rencontre avec toi. Je sais bien que tu me préfères ailleurs, c'est ce que j'ai dit à la tortue mais elle a vraiment insisté.  Je ne veux pas m'imposer... Souhaites-tu entendre ce que j'ai pensé du problème?"
- "Maintenant que tu es là, vas-y, donne ton opinion" répondit Dieu.
- "Même si mon opinion écorche un peu tes oreilles?"
- "Si tu penses pouvoir éclairer ma lanterne, je suis capable de t'entendre", dit Dieu.

Il y eut une pause. Le serpent but lentement le thé que lui avait servi la tortue, puis il regarda Dieu longuement.

" Tu as dit que tu avais créé l'homme semblable à toi, n'est-ce pas? À ton image et à ta ressemblance?"
- "C'est ce qui est écrit", répondit Dieu.
- "Mais tu admettras que l'homme n'est pas un autre dieu, n'est-ce pas?"
- "Continue, mais tâche d'en venir à ce que tu veux dire, ne tourne pas autour du pot"... dit Dieu

...Le serpent hésitait. Il sentait qu'il lui fallait procéder lentement, avec le plus de logique possible, car l'émotion rend sourd, se disait-il.
Il reprit donc son argumentation:

"Toi et l'homme, vous êtes comme les deux côtés d'une même pièce de monnaie. Lui, il ne souhaite qu'une chose, c'est d'être immortel"...
- "Et moi?" demanda Dieu
- "Toi? Tu es le spécialiste du "prêt à jeter"!  Aussitôt qu'un être est créé, il ne t'intéresse plus, tu rêves déjà à la version améliorée! Jamais tu ne cherches à conserver ce que tu fais: tout se détruit pour faire du neuf.  ...Si on juge l'arbre par ses fruits, qu'est-ce que cela dit de toi?"

...La tirade du serpent avait piqué au vif la susceptibilité de Dieu. Il avait les yeux flamboyants en répondant:

"Ça dit que j'ai une imagination débordante, inépuisable, comme un artiste jamais en repos!  Qu'est-ce que tu reproches à ma créativité? La tortue et toi, vous en avez profité!"

-"Tu fuis l'immortalité", dit doctement le serpent gris.

Genèse 9, En avez-vous fini?

" Yahvé Dieu dit à la femme:  "Qu'as-tu fais là?"  et la femme répondit:
  "C'est le serpent..."


... "Vous avez l'air fâchés contre moi",  dit Dieu en se tournant vers la tortue: "Toi, ma vieille amie, ça me secoue, ce que tu me dis. Je veux bien faire un effort pour bien comprendre, mais toi-aussi fais ton bout de chemin. Je ne veux pas commencer une chicane et partir sur une colère. Alors dis-moi calmement: c'est quoi le problème?"

La tortue: "Le problème c'est ton image. Je ne veux pas t'offenser, mais franchement tu te prends pour un autre".

...Dieu était secoué. La tortue voyait qu'il luttait pour ne pas exploser, mais elle savait qu'une chirurgie était nécessaire. Elle estimait assez son ami pour lui donner l'heure juste...

" Explique-toi"  dit Dieu, "je ne comprends pas bien ce que tu veux dire. Tu me trouves orgueilleux, arrogant, c'est ça?"
- "Non", répondit la tortue, "tu ne souffres pas d'un défaut moral, mais d'une illusion. Voilà ce que je veux que tu comprennes. Tu t'illusionnes complètement sur ce que tu es".

" C'est exactement ce que je pense moi-aussi", intervint le serpent.

...Dieu était disposé à entendre ce que lui disait sa vieille amie, mais un frisson de colère le secoua en entendant la remarque du serpent.  Dieu le fixa longuement, et finalement lui dit:
" Toi, qu'est-ce que tu en sais? "
-"Beaucoup plus long que tu le penses", répondit le serpent, en allant cueillir le ballon, pour ensuite s'enrouler autour.

Dieu comprit qu'il allait falloir entendre la version du serpent.

Genèse 8. Au pied du mur

" Yahvé Dieu dit:  Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal. Qu'il n'étende pas maintenant la main pour cueillir aussi l'arbre de vie, en manger, et vivre pour toujours!" (Genèse 3, 22.  Bible de Jérusalem)


... au bout d'un temps qui sembla très long à Dieu, le serpent prit la parole:
" Tu disais que l'univers, c'est une pomme avec un ver dedans"...
- "J'ai dit ça, moi?"  se défendit Dieu.
- "C'est bien ce que tu as dit", confirma la tortue. "Tu n'en revenais pas! Tous des prédateurs, que tu disais. Les lions dépècent les jeunes gazelles, les singes dévorent leurs petits cousins, tout le monde digère sa proie. Et les galaxies en font autant, elles s'étripent quand leurs chemins se croisent... Ça te revient maintenant?"
.......... (silence de Dieu)..........
- "Tu en avais même une émotion qui ressemblait à de la honte" ajouta la tortue, qui avait le goût de lui passer un savon.

Le serpent prit la relève: il fallait battre le fer pendant qu'il était chaud!
- "La tortue m'a dit que tu n'y comprenais plus rien à ta création... Au point où tu ne savais plus qui tu étais!"

La tortue voulait finir la tâche:
- "Alors tu t'en prends aux humains qui se mêlent de préparer une extinction massive des espèces, ce que tu as fait à répétition".  Cela dit, elle se leva pour remplir les bols de thé.

Le serpent en profita pour se dérouler et se gratter le cou.  Le ballon roula vers Dieu, qui le saisit nerveusement. C'était manifestement son tour de prendre la parole.

"Chez Roger, un bar la nuit...": Episode 1

"Chez Roger, un bar la nuit...": Episode 1

J'arrive en retard dans ce bar, la porte était ouverte, ya tu quelqu'un?

(hubert)

Genèse 7. Le plus futé de la gang

" Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits".  (Genèse, Bible de Jérusalem).


... "On a un visiteur"... annonça la tortue, en préparant trois bols de thé vert. Dieu regarda autour de lui, ne vit personne.
... "Derrière toi"... précisa la tortue.

Le serpent était là, lové autour du ballon que Dieu avait abandonné en entrant dans la grotte.
" Je peux jouer avec?" demanda le serpent.
- "Pourquoi pas..." répondit Dieu, que cette présence agaçait royalement.

"Vois-tu", expliqua la tortue, "j'ai pensé qu'à trois, on ne serait pas de trop pour tirer au clair ce qui te tracasse. J'ai pensé au serpent gris: c'est un ancien, il en a vu de toutes les couleurs".
- "Ca va", dit Dieu, en soufflant sur son bol de thé brûlant.

"La vieille m'a dit ce qu'elle a vu au fond de son bol de thé", dit le serpent. "C'est grave..."
...La tortue buvait son thé, à petites lampées. Le serpent se mit à faire tourner le ballon au bout de son nez, de plus en plus vite. Dieu regardait, médusé, se demandant s'il pourrait en faire autant.

Le silence se prolongeait. Dieu souhaitait n'être pas revenu à la grotte: il aurait pu jouer au ballon avec les jeunes, creuser un tunnel avec l'enfant, causer avec les belles filles qui se faisaient bronzer. Le temps passait, chacun buvant son thé.

"Vous avez l'air d'en savoir plus long que moi sur ma vie intérieure", dit Dieu au bout de sa patience. "Allez-y, débourrez-vous, qu'on en finisse!"
Le serpent gris fit redescendre le ballon sur le sol et se lova tout autour.

Genèse 6. Tour et détour

" Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre".
(premiers mots de la Genèse, Bible de Jérusalem)

Quand on voit qu'on ne voit plus sa route, quand on réalise qu'on s'est égaré, le mieux c'est de rebrousser chemin, pour s'y reconnaître. Dieu en était là.
" Je sors prendre l'air, me calmer les esprits" annonça Dieu. "Ne bouge pas, je reviens bientôt".
- "Tantôt ça t'énervait que je sois toujours dans cette grotte humide... maintenant tu me dis de ne pas en bouger"... bougonna la tortue.
- "Je ne veux plus discuter" dit Dieu, "je suis en crise de panique. À tantôt".
Sitôt dehors il prit son envol et se laissa planer.

Évidemment la brise le porta vers la plage au sable roux. Il se posa sur le rocher rosé.
"C'est pas vrai!  Je rêve!" dit Dieu... Tout proche, sur la plage, les parasols étaient là! Deux jeunes femmes se faisaient bronzer, un enfant creusait un tunnel qui s'effondrait, deux adolescents se lançaient un ballon, un vendeur de colliers cherchait à vendre sa camelote.

" Les humains sont partout" lui avait dit la vieille tortue... Cela lui rappela le petit catéchisme:  "Dieu est partout". Il y avait là une piste à suivre, il pressentait une vérité désagréable qui lui tournait autour. Au fond, Dieu savait qu'il ne voulait pas savoir. Il ferma les yeux.

Plouch Bing Bing Bong... (C'était le ballon qui roulait jusqu'à lui)...
Un jeune s'approchait pour récupérer son ballon, mais le sable mou ralentissait sa marche. Dieu saisit le ballon, le glissa sous son aile et s'envola, ravi de se venger un peu.  Déjà il n'était plus là.

Il passa la tête dans l'entrée de la grotte.
" Déjà de retour?"  cria la tortue.
.....(silence de Dieu, qui s'approchait de sa vieille amie)...
" C'est quoi?"  dit la tortue, qui n'avait pas ses lunettes.
- "Un ballon"  dit Dieu... "Je sens que je vais rebondir".

Genèse 5. Un plus un, ça fait deux

"Yahvé fit disparaître tous les êtres qui étaient à la surface du sol, depuis l'homme jusqu'aux bêtes, aux bestioles et aux oiseaux du ciel: ils furent effacés de la terre"  (Bible de Jérusalem)

...Dieu s'était levé, exaspéré par le silence de la tortue. Il arpentait la grotte tout en explosant:

"Ma vieille, tu es toujours encabanée dans cette grotte humide. Je me demande si tu es capable de voir un peu ce qui se passe à l'extérieur! Les tortues sont en danger, tu sauras!"
- "Ah oui?" répondit la tortue, " et depuis quand?"
- "Les humains bouleversent toute la planète", dit Dieu. "Je ne me reconnais plus chez-moi. La jungle se dépeuple de ses tigres, et même la jungle disparait. Ils construisent partout des boulevards et d'immenses cités! Même ta grotte va y passer, s'ils trouvent du pétrole au sous-sol..."
- "Merci de l'information" dit la tortue, sur un ton moqueur.

"Je t'annonce que les hommes sont en train de faire une extinction massive des espèces vivantes! Ça n'a pas l'air de te toucher!  Dors-tu, la vieille?"
- ".................. (silence de la tortue)........."
- "Écoute-moi"  dit Dieu qui voulait reprendre son calme, "j'essaie de te sortir de ta léthargie... tu m'énerves à force d'être immobile"
- "Je vois ça", dit la tortue.
- "Et alors? " dit Dieu
- "Alors quoi?"  dit la tortue, qui s'animait maintenant.

-"Les cinquante millions d'espèces vivantes sont en risque d'extermination et ça ne te fait pas réagir?" dit Dieu.
- "Mon doux seigneur Jésus!  L'extermination c'est notre sort depuis toujours! Tu devrais t'en souvenir, depuis le déluge! On en est bien à notre septième extinction de masse, si je sais compter sur mes doigts de pied! Sais-tu combien d'espèces vivantes ont disparu de cette planète, depuis les débuts?"
- "............... (silence de Dieu)...........
- "Un bon cinquante mille millions d'espèces, mon cher" ajouta la tortue. "On dirait que l'univers a été programmé comme ça, tu ne trouves pas?"

- "Oui, mais cette fois ce sont les hommes..." dit Dieu. " Pour qui ils se prennent?"
- "L'exemple vient de haut", répondit la tortue.

Genèse 4. La cérémonie du thé

"Dieu dit: Faisons l'homme à notre image, comme à notre ressemblance, et qu'ils dominent..."  (Bible de Jérusalem)

...En se quittant, Dieu et la vieille tortue avaient pris rendez-vous:
"Je reviens dans une semaine"  avait annoncé Dieu.
-"Pas de problème, je ne bouge pas d'ici", dit la tortue.

La semaine passa. Une semaine mouvementée si on en juge par l'apparence qu'avait Dieu à son retour...
"Et puis?"  demanda la tortue.
.............(silence de Dieu).........
"Les lions ont mangé d'autres gazelles?"
-"Pire que ça" dit Dieu, "je ne sais plus qui je suis"...
-"Intéressant..." commenta la tortue, tout en servant le thé dans les bols.

"Tes bols" dit Dieu, "ce sont des carapaces de tortue?"
-"Oui, un souvenir de famille... Et alors, raconte: tu ne sais plus qui tu es?"
Dieu prit une grande respiration, avala une gorgée de thé, attendit que ça vienne...

"Voilà:  j'ai rencontré les humains!" dit Dieu.
-"C'était inévitable, ils sont partout. Tu as remarqué les temples qu'ils te construisent? Tu es tout un personnage pour ces gens-là!  Au moins, ils ont été polis avec toi?"

-"Ma vieille, tu as toujours été un bon médium, si je me souviens... Regarde au fond de ton bol de thé, tu vas lire ce qui m'arrive..."
La tortue avala son thé, puis observa longuement le dépôt des feuilles au fond de son bol...
"Oui, c'est grave..." finit-elle par dire.

Le silence s'éternisait. Ce n'était pas facile pour Dieu d'en arriver à dire l'indicible. Par quel bout commencer? Il allait abandonner quand une question se formula d'elle-même:

"Trouve-tu que je leur ressemble?"  demanda Dieu.
("Nous y voilà") pensa la tortue, en se gardant bien d'interrompre son invité...

Genèse 3. Ça écrabouille

" Dieu créa les grands serpents de mer et tous les êtres vivants qui glissent et qui grouillent..."  (Bible de Jérusalem)

...Depuis six jours, Dieu avait disparu. Le temps passe vite, à vouloir tout connaître, tout regarder de proche...

Au début les zèbres avaient tourné la tête, figés d'inquiétude, se demandant qui les épiait. Puis ils s'étaient éloigné. Les grands singes aussi avaient donné l'alerte: tout le monde crachait et criait pour éloigner l'intrus, en lançant des branches brisées... finalement ils s'étaient calmé.

Le temps passait et Dieu ne se montrait pas. C'est que ça n'allait pas du tout. À l'abris au fond d'une grotte, il réfléchissait, en compagnie d'une vieille tortue.
"Vois-tu, ma vieille, je suis dans une sacrée impasse. Mon concept d'univers, c'est comme une belle pomme rouge, avec un ver dedans. Jusqu'à cette semaine, j'avais des étourdissements, des vapeurs de plaisir qui me montaient à la tête, devant cette belle architecture. Je m'étais surpassé! Maintenant, je vois où ça mène, à mesure que l'univers se perfectionne, jusqu'au vivant..."

"Mon Dieu mais qu'est-ce que tu as vu de si surprenant?" demande la tortue qui ne se surprend de rien.

- "Un beau troupeau de gazelles...poursuivies par une famille de lions. Ils ont dépecé la petite gazelle qu'ils ont attrapé...
"Les singes ont attaqué une famille voisine, des cousins qui faisaient des grimaces: ils en ont dévoré un...
"Ma vieille, ils sont tous en chasse. Quand ils ne le sont pas, si tu observes, tu verras qu'ils se lèchent les babines et digèrent la proie qu'ils ont avalé.
"Je te le dis: c'est dans les gènes du vivant."

"Ça te surprend vraiment?"  dit la tortue.

- "C'est tout l'univers qui est prédateur. Les atomes se bombardent et s'avalent. C'est généralisé.
"Quand deux galaxies se rencontrent, tu penses qu'elles font des courbettes de salutation et s'informent du voyage de l'autre? Ma chère, elles s'étripent tant qu'elles peuvent, elles s'arrachent le plus d'étoiles possible...
..."Je vais te confier, ma vieille, mon sentiment profond. Ils me félicitent de mon génie, mais tout d'un coup il me vient une émotion que je n'aurais jamais soupçonnée..."

-"Tu as honte, c'est ça?" dit la tortue.
-"Oui, c'est à peu près ça. Je n'avais pas vu la mort et la souffrance dans toutes ces belles équations"...

-"Va falloir maintenant que tu inventes la compassion..." dit la tortue.

Genèse 2: cette impression étrange de déjà vécu

"Dieu vit que la lumière était bonne"  (Bible de Jérusalem, Genèse)

...C'était bien "l'aube aux doigts de rose" qui venait toucher le bout de l'aile droite du grand oiseau... tout attendri, l'esprit de Dieu ferma les yeux...

Paf!  En vent d'ouragan, sur la gauche, arrive un mur de nuages noirs qui se bousculent et s'empilent et s'effondrent tout autour!
"Oh Oh! " dit Dieu, "ça se corse!"  Une pluie drue lui tombe dessus, un rideau qui danse sur l'océan déchaîné.

Quelques coups d'ailes bien appliquées, l'esprit de Dieu s'élève vers le ciel, émerge au-dessus du troupeau noir.  "C'est ça qu'ils appellent la nuit?"  se demande-t-il.  Il s'amuse comme un enfant, se laisse glisser dans le creux des montagnes en mouvement. Il s'en fatigue, comme un enfant.

Arrive, à point nommé, l'éclaircie... "Tout plaisir a une fin, on passe à autre chose!" dit Dieu.  Il descend en spirale, justement sur un beau rocher lumineux, tout rosé de plaisir (le rocher). Le soleil tape dur, le grand oiseau cligne des yeux. "C'est beau à couper le souffle!  Faudra retenir l'endroit..."

Tout près, une plage de sable roux, tout chaud. Il vient à l'esprit de Dieu une image cocasse, celle de grands parasols..."C'est idiot, j'ai l'impression d'avoir déjà vécu quelque chose ici... Si je me laissais aller, je ne bougerais plus de l'endroit"  Il dit cela parce qu'il sait qu'il va partir. "Allez ouste!  je sens la contrée toute proche..."

Il s'éloigne au-dessus des palmiers, à tire d'ailes il explore...
" C'est bien comme je l'imaginais! Une bonne cuvée, cette création!"

Genèse

"La terre était vague et vide. Les ténèbres couvraient l'abîme. L'esprit de Dieu planait sur les eaux"  (traduction Bible de Jérusalem)

Par fantaisie on peut virer les choses à l'envers: on tourne bien les sabliers. Si on vire à l'envers la création du monde, cette fantaisie nous donne tout un spectacle!

...L'esprit de Dieu planait, tout comme ces grands oiseaux qui n'ont pas à battre des ailes: ils dérivent lentement en se laissant porter par les fleuves d'air chaud...

...Ça brillait, ça miroitait en bas: des vagues brodaient un peu d'écume.  "Tiens Tiens..."  dit Dieu, " c'est beau tout ça!  Remarquable trouvaille!"
...Il était heureux que ce soit là: une planète gagne à être humide.

Une autre surprise l'attendait, au bout de son aile droite:  l'aube pointait et tout le ciel se colorait lentement... "Mais c'est beau, ça aussi! " dit Dieu. "Et puis, avec cette lumière qui arrive, on voit mieux l'obscurité. Vous ne comprenez pas? Je veux dire:  ça prend le jour pour apprécier la nuit.  Allez!  Nous sommes d'accord aussi pour cette belle trouvaille!"

Ce furent les premières réflexions du Dieu qui planait dans le jour nouveau.

Pour qui ça existe?

Nous sommes des animaux "sociaux",  paraît-il.  Ce n'est pas facile d'être cette sorte d'animal.

Il se pourrait qu'on soit, tout autant, des animaux "asociaux".

Il y a cette ambivalence chez l'humain:  s'éloigner ou s'approcher de l'autre.  Zones de turbulence.

Parfois, le besoin de descendre au fond de soi, pour y trouver une note juste, celle qui correspond à l'instrument de musique qu'on est.

Tout autant, la peur de s'égarer trop loin des habitations, cette frayeur d'être perdu dans un désert où personne ne viendra nous chercher.

Le ciel est vaste.  Les étoiles se regroupent en galaxies et s'entourent de planètes. Elles s'affolent à tourner autour d'un trou noir, dans une attirance irrésistible, cherchant pourtant à s'en échapper, pour ne pas y perdre la lumière.

Vaincre et convaincre

"C'était un homme qui avait beaucoup de charisme. Il était très convaincant, il croyait à son affaire"... "Oui, un homme de conviction, honnête comme pas un: il donnait l'heure juste"... "Il avait de vrais bons arguments, j'ai signé la pétition et j'ai fait un chèque pour la cause"...

"Persuader, convaincre":  un succès assuré de librairie!  Ça semble un beau fruit, mais il y a un noyau dur sous la peau veloutée. Si on regarde l'histoire de ce mot "convaincre", on découvre qu'il a un sens profond qui peut donner le frisson.

Il s'agissait d'abord de dénoncer un malfaiteur, le convaincre de ses méfaits. Rien qui ressemblait à un jeu:  on risquait gros dans cet affrontement. Vaincre ou être vaincu, dans un procès.

Donc un crime, une erreur dissimulée, un coupable à démasquer. Trouver des témoins, présenter une pièce à conviction. Emporter le verdict. Voilà l'origine de "convaincre"... "Convaincu de fraude, de parjure"...

Il y a eu virement:  les convaincus, autrefois les coupables, nous semblent maintenant dans le camp des bons! Pourtant on gagne à garder ses distances, à prendre du recul.

Il y a l'intolérance du martyr, chez le convaincu. "Dieu le veut!"  criaient les pieux chevaliers enrôlés dans les grandes croisades de la chrétienté, partis égorger les infidèles. C'était au Moyen-Âge, mais c'est tout autant maintenant. Quel sort va-t-on faire à celui qui pense autrement?

Les poules auront des dents

En latin, "crastinus" signifie  "demain". J'ai cette tendance à procrastiner, à remettre à demain ce qui me semble compliqué à réaliser.  Mais ce blog, il ne tolère pas d'être produit le lendemain: je ne peux pas procrastiner dans cette écriture. Je me fais donc violence tous les jours, en jalousant ceux qui n'ont pas entrepris un contrat semblable!

"Remettre aux calendes grecques" signifie autre chose que la procrastination. En anglais, l'expression se traduit joliment par:  "until the first of never"  (ce sera le premier du mois "jamais"). Il y a beaucoup de plaisir à fouiller le sens des expressions, leur origine. Plus on les passe sous la loupe, plus on y trouve des surprises. Avec internet, les sources de documentation sont faciles d'accès. Il y a aussi ce gros dictionnaire historique de la langue française, un fameux cadeau reçu au Jour de l'An: je l'étrenne!

J'ai donc finalement appris le sens de calendes grecques. (J'avais jusqu'à maintenant procrastiné sur cette recherche, me contentant d'un sens général). Les calendes grecques, elles n'existaient pas! Ce qui existait, c'était les calendes romaines:  le premier de chaque mois. Ce jour-là, il fallait payer son loyer, comme maintenant. Les intérêts des dettes se payaient ainsi aux calendes. Payer ses dettes aux calendes grecques, c'était ne jamais les payer.

Le "calendarius" (calendrier) était un registre où s'inscrivaient justement les dettes qu'on devait acquitter aux calendes.  Plus tard, le mot a perdu cette précision pour n'indiquer que les jours, les semaines et les mois de l'année. Un calendrier basé sur les phases de la lune et sur l'année solaire (qui ne coïncident pas: il fallait ajouter des jours "intercalaires" pour arrimer lune et soleil)

Il faut du courage pour décider de remettre aux calendes grecques une démarche pénible: dire un non définitif, c'est proclamer un deuil. En procrastinant, je me donne cette illusion d'avoir toujours un lendemain.   On dit à la mort, comme dans une fable de LaFontaine, de revenir un autre jour: dans la semaine des quatre jeudis, ou quand les poules auront des dents.