jeudi 22 septembre 2011

37- la barque à Charron

Socrate m'a regardé dans les yeux, intensément:
" Écoute-moi:  je te connais, je te vois aller... Tu es sur le point de partir en voyage, ça saute aux yeux. Malgré toi, tes pieds t'amènent fureter au Pirée, voir les bateaux.  Tu as le nez tourné vers le grand large comme un marin en mal de partance. C'est pour cela qu'il fallait que je te vois tout de suite, sinon je t'aurais manqué.

" Repousse ton projet de départ, le temps qu'il faudra. Pourquoi? Parce que j'ai besoin que tu sois là, quand ça va être le moment.

" Devant les autres qui viendront, je n'aurai pas le choix de tenir mon rôle, d'avoir l'air d'être au-dessus de mes affaires. Eux, ils ne devront pas savoir ce que tu sais maintenant. Le doute ne me lâchera pas, jusqu'au dernier moment.

" Tu connais la faiblesse que j'ai.  Le docteur Démocédès, celui qui soignait mon frère, il t'a sûrement expliqué. Je risque, dans les moments de tension extrême, de tomber en catatonie, de paralyser bêtement, comme un cheval rétif qui ne veut pas sauter dans le précipice.

" Ça va m'aider, que tu sois là à partager mon secret. Ça va me rassurer. Si je réussis, ça voudra dire que j'aurai guéri de ces accès de panique.  Quand on a le cadeau d'une guérison, on est tenu d'offrir un coq à Asclépios, en remerciement. Tu le feras à ma place, tu seras le seul à savoir pourquoi ce coq... Ça te va, de m'aider pour ce dernier bout de chemin?"

Jamais, jamais je n'avais entendu Socrate tenir cette sorte de langage. J'étais témoin d'une sorte de miracle. Il me semblait que le vrai Socrate venait au monde. Il y avait de quoi être ému: le vieil homme n'avait plus aucune prétention. Il marchait résolument vers une nuit définitive, sur la seule foi d'une voix intérieure.

Il reconnaissait son infirmité: il savait que ses nerfs pouvaient lui jouer un sal tour, à la toute fin. C'était sage de sa part, de pouvoir compter sur un complice. Oui, j'acceptais ce qu'il me demandait d'être: un passeur pour la traversée d'une rivière. Un passeur qui sait ce qui se passe.



Aucun commentaire: