mercredi 10 août 2011

7. totem et tabou

"J'ai une théorie qu'on ne trouvera pas dans le traité de médecine de mon cousin Hippocrate. On peut en rire mais cette théorie me permet de savoir à qui j'ai affaire. Parfois elle m'aide aussi à guérir un malade.  C'est déjà bien comme résultat".   Le docteur partait de loin. J'ai décidé de ne pas l'interrompre.

"On peut identifier chacun de nous à un animal.  Diogène l'a bien compris, il était le chien errant, le chien libre. Prenez par exemple votre jeune ami Platon: c'est une poule qui picore tout ce qu'elle trouve sur son chemin. Une poule qui pond son oeuf tous les jours. Elle cacasse du haut de son perchoir, le plus haut possible. Cette poule se prend pour un coq, elle essaie d'imiter le cocorico mais il lui manque les ergots". Ça aurait bien fait rire toute la tribu, cette image de Platon-la-poule.  Surtout Socrate aurait rigolé.  Démocédès faisait durer le plaisir, il fignolait son tableau par petites touches...

"Votre Socrate?  Évidemment c'est une tortue. Il a la laideur de ce reptile... Vous savez que cette laideur a failli coûter la vie au jeune Socrate?  Sophronisque, son père, n'en revenait pas d'avoir engendré un monstre pareil. Il accusait un dieu farceur de lui avoir joué ce tour. Sa colère devait lui venir d'une petite ressemblance entre Socrate et lui! Toujours est-il qu'il traitait l'enfant à coups de pied. Le petit  pensait que son père voulait jouer et revenait s'accrocher à ses jambes. Finalement le père l'a envoyé valser contre un mur. Le petit Socrate a été terrorisé. À partir de ce jour, quand son père était là, Socrate rentrait dans sa carapace. Si le père lui donnait des coups, Socrate faisait le mort, il retenait sa respiration: ainsi il ne sentait plus sa panique.  Cela lui est resté: toujours Socrate s'est battu comme une brute, une bête fauve. Mais quand il se sent coincé, il meurt, il entre en catatonie."

"Vous vous demandez d'où je tiens cela? Je l'ai appris du meilleur témoin:  le demi-frère de Socrate, le beau Patroclès. Lui, il avait l'allure d'un renard doré.  Il était né d'un premier mariage de la mère de Socrate. Son père à lui n'était pas une brute comme Sophronisque.   Patroclès et Socrate: deux inséparables, mais tellement différents!  Au début, c'est le plus vieux qui protégeait le petit frère.  Plus tard, les rôles ont changé, le costaud Socrate arrivait à la rescousse quand Patroclès avait des ennuis. J'ai été le médecin de Patroclès. Il était assis exactement sur ce fauteuil où vous êtes, quand il m'a raconté les crises de son petit frère."

Jamais je n'avais entendu rien de tel sur l'enfance de mon ami. Maintenant je comprenais mieux.
Démocédès n'avait pas terminé:  "Cette crise de catatonie, à la prison, elle s'explique bien. Socrate l'a bien entendue, la sentence de mort. Il se sent coincé comme jamais. Alors la tortue rentre dans sa carapace. Socrate ne peut pas s'empêcher de faire le mort."

"Je pense même  que le réflèxe de tortue a pris le dessus comme jamais auparavant.  Socrate est un vieil homme, il a 70 ans. De plus en plus, il revient à son premier besoin d'enfant: il veut se rapprocher de son père. Dans ces crises, votre ami redevient l'enfant fragile d'autrefois, que son père pourrait épargner. Il se persuade qu'ils vont enfin se réconcilier, après le passage de la mort. Ça peut sembler une sorte de démence, mais allez savoir..."
Mon hôte a rempli nos verres, nous avions encore beaucoup à nous dire.






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