mardi 9 août 2011

5. les figues comme dessert

Je connaissais Démocédès de réputation: ce vieux médecin avait vécu, vingt ans plus tôt, les mois de catastrophe quand la peste avait frappé Athènes. Il était maintenant immunisé à tous nos accès de fièvre. Pendant toutes ces années de guerre contre Spartes, il s'en était tenu à son rôle de médecin, au-dessus de la mêlée.  J'ai été reçu très civilement chez-lui, ce soir-là.

Le souper était frugal comme je m'y attendais. Après une salade d'oignons et de choux, on nous a servi un espadon à la mode ancienne, salé. "Goûtez ce vin de Chios", m'a conseillé mon hôte. C'était le marchand Sarambos qui le fournissait avec les meilleurs crus.  Il s'est informé de tous ces arrivages de produits qu'on avait débarqués sur les quais, au cours de la journée: sa curiosité était réelle, comme s'il était un négociant passionné des importations d'Egypte et d'Asie.

Dans notre pays, on ne traite jamais d'affaires sérieuses, le ventre vide: je connaissais le rituel, j'ai attendu poliment la fin du repas pour savoir ce que me voulait le vieux médecin.  Nous avons finalement repoussé nos assiettes, grignoté quelques figues, but une fine liqueur de cassis.  Nous arrivions au vif du sujet. "Vous tenez vraiment à faire évader votre ami?"

Ce n'était pas une question. J'ai attendu la suite.  "Vous n'êtes pas le seul à souhaiter qu'il sorte de prison", a-t-il ajouté.  "Ses accusateurs le souhaitent autant que vous".  Cette fois, j'ai été soufflé!  Démocédès était satisfait de son effet, il m'avait déstabilisé.

"Non, ils n'ont pas changé d'opinion sur Socrate. Seulement, ils s'aperçoivent que sa mort va les mettre dans un joli pétrin:  déjà des groupes s'agitent pour demander qu'on les bannisse de la cité. Socrate leur a joué un sale tour, en les transformant en bourreaux d'un innocent. "  Où voulait-il en venir, le cher docteur?  Est-ce qu'il était l'intermédiaire des adversaires pour négocier l'évasion en douce de Socrate? Je ne le voyais pas dans ce rôle.

"Mais personne ne réussira cette évasion, ni vous ni le groupe qui l'a accusé. La porte de la prison aurait beau être laissée ouverte toute la nuit, sans aucun garde pour la surveiller, vous trouveriez votre Socrate assis confortablement dans sa cellule, au petit matin, attendant son café. Il vous suggèrerait de refermer la porte, pour les courants d'air!"  Démocédès a rempli nos verres, ça m'a permis d'avaler tout ce qu'il avait dit.

Il a continué, pour aller au bout de sa pensée:  "Votre Socrate, je l'ai bien observé pendant tout ce procès. Je le connais d'ailleurs depuis des années. Il a fait trois guerres, vous savez. Ça ne fait pas de doute qu'il veut mourir, mais sur une victoire. Vous auriez beau vous battre pour le sauver, c'est lui qui va l'emporter, vous pouvez en être certain."

J'ai compris que l'entrevue était terminée. Il m'a salué gentiment quand je l'ai quitté. Dehors la nuit était noire: j'ai pensé à la prison sur la colline des Muses, pas très loin. Mais il me fallait penser à voir quelqu'un d'autre.






1 commentaire:

Louis a dit…

Bon, c'est pas mal, voilà déjà un homme devant un verre. On progresse !!!
Bises (fais gaffe, mon neveu rentre à Montréal aujourd'hui !)