samedi 13 août 2011

10- Des yeux de fauve

Pas un instant je n'ai douté de la fidélité de Xénophon envers Socrate.  Dans les heures tragiques de la tyrannie des Trente, si ce n'avait été de la protection de Xénophon pour son vieux maître, je crois bien que Socrate aurait été exécuté comme bien d'autres opposants.  Cette nuit-là, c'est ce terrible guerrier qui attendait mon retour, confortablement installé sur un de mes divans.

"Dis-moi vite:  qu'est-ce qui s'est passé cette nuit?"  m'a-t-il demandé.  J'avais les doigts poisseux, avec le sang de cette blessure de Socrate. "Patiente un peu, le temps que je me lave, je reviens".  Dix minutes plus tard, lavé et parfumé, j'ai retrouvé Xénophon.

Il m'a écouté raconter les événements de la nuit.  Aussitôt le récit terminé, il était prêt à tirer les conclusions: " C'était un enlèvement.  S'il avait réussi, on aurait retrouvé Socrate mort, pas très loin dans un buisson. Le bruit aurait couru d'une lutte pendant qu'il s'évadait.  Un scénario cousu de fil blanc.  J'ai ma petite idée sur l'auteur du coup"...

J'avais des doutes:  "Comment es-tu certain qu'on n'a pas vraiment tenté de sauver Socrate, en l'extirpant de sa cellule?"
-"Allons donc. Tu m'as dit que Socrate était assommé, avec cette blessure à la tête, quand vous l'avez trouvé au fond de sa cellule, et cette porte de la prison ouverte à tous les vents... Votre arrivée a pris de court l'agresseur, il a décampé pour ne pas être reconnu. Tu m'as bien dit que tu avais entendu le bruit de quelqu'un qui dévale une route, à l'approche de la prison..."

J'ai observé Xénophon. Lui seul, de tous mes amis, aurait pu tenter ce coup de force, mais lui, il l'aurait réussi. Mon ami avait lu dans mes pensées:  "J'y ai pensé, oui, mais j'y ai renoncé.  C'était il y a une semaine.  J'en ai parlé à Socrate:  il m'a interdit de le faire évader. Il n'était absolument pas question pour lui d'aller vivre en exil à Sparte ou ailleurs. Il se souvenait trop de toutes ces fuites d'Alcibiade, il y a six ans, pour finir assassiné quelque part à l'étranger. "

Xénophon continuait:  " Socrate m'a dit que dans un discours, il y a le début, puis le corps du discours, puis sa conclusion. Quand tout a été dit, il faut se taire. Si l'orateur ne comprend pas que c'est terminé, l'auditoire se lève et quitte la place,  laissant l'orateur dans la honte.  Son discours à lui était terminé, qu'il m'a dit. Il n'allait plus bouger d'Athènes.  Il m'a rappelé qu'un hoplite devait savoir mourir sans faire d'histoire.  Je lui ai donné raison".

"Cette journée-là, Socrate m'a rappelé cette mort récente du fils de Périclès, condamné avec cinq autres généraux pour ne pas avoir repêché les cadavres des compagnons, après la défaite navale.  Tu te souviens, une forte tempête les avait décidés à rentrer au plus vite. Socrate m'a dit que la cigüe ne lui faisait pas peur: des centaines d'autres citoyens avaient été forcés de passer par là, il n'y a pas si longtemps.  Il voulait sortir honorablement de cette vie."

Xénophon s'est relevé, comme s'il partait en campagne militaire:  "Je pense qu'il va falloir lui donner une sérieuse protection, d'ici l'exécution de la sentence.  Je vais m'en occuper".  Il a ouvert la porte et j'ai entendu ses pas s'éloigner.  Le ciel avait blanchi, les chiens aboyaient, réveillés par les appels des coqs de basse-cour. Une autre journée commençait.

L'image me restait, de la carrure de Xénophon, de sa démarche de guerrier. À quel animal le docteur Démocédès l'aurait-il identifié?  J'ai tout de suite pensé au tigre redoutable. Jamais Socrate n'allait être aussi protégé que pendant ses derniers jours.




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